Avec vingt volumes en cinq ans, La Découverte et La Revue dessinée se lancent dans une ambitieuse entreprise éditoriale qui les mènera jusqu’en 2022 : raconter l’histoire de France en bande dessinée, des origines à nos jours. Avec un tirage à 60 000 exemplaires, Histoire dessinée de la France, diffusée par Delsol, nourrit une triple ambition scientifique, esthétique et pédagogique. Elle est symbolisée par son premier tome, La balade nationale d’Etienne Davodeau et Sylvain Venayre, en librairie le 18 octobre. Le suivant, L’enquête gauloise de Jean-Louis Brunaux et Nicoby paraîtra le 8 novembre. Chaque récit est complété par un dossier historique.
"Comme pour La Revue dessinée, nous faisons le pari de la pertinence du couple en associant un spécialiste avec un auteur de BD. Ce n’est pas un dessinateur qui illustre le propos d’un historien", explique Franck Bourgeron, rédacteur en chef de La Revue dessinée. Ce qui implique un fort interventionnisme éditorial en l’absence de scénaristes. "Toute l’équipe, autour de Sylvain Venayre, le directeur de collection, est très présente, notamment dans l’élaboration des story-boards", précise Hugues Jallon, le P-DG de la Découverte, qui a lancé le projet en 2013.
Les histoires de l’Oncle Paul
Cette initiative s’inscrit dans un contexte de retour des grandes entreprises d’éditions sur l’histoire de France en BD (voir encadré). La pionnière reste la collection en 16 volumes que Larousse a éditée de 1976 à 1978, qui fut reprise en 2008 par Le Monde. Puis Glénat publia la collection "Vécu" à la fin des années 1980, l’esprit d’Alexandre Dumas appliqué à la BD.
"A partir de l’entre-deux-guerres, la bande dessinée cesse d’être exclusivement comique et commence tout de suite à être historique, raconte l’historien et critique de bande dessinée Pascal Ory. Elle se veut surtout didactique, à l’instar des Belles histoires de l’Oncle Paul dans Spirou. Cette aspiration représente encore tout un pan de la production éditoriale d’institutions, de musées, de monuments, de régions…. qui cherchent à faire jeune ou à toucher un autre public." Et à côté de ces albums plus pédagogiques que divertissants, il reste encore des projets isolés d’auteurs hantés par l’histoire comme Tardi sur la Première et la Deuxième Guerre mondiale, ou Jacques Ferrandez sur l’Algérie.
Si l’histoire de France en bande dessinée intéresse tant aujourd’hui le monde de l’édition, c’est en raison d’un double mouvement. D’une part, la BD n’est plus seulement fiction, mais s’ouvre largement aux reportages et depuis peu aux savoirs, avec la naissance d’une production au sein de maisons de sciences humaines comme Fayard, Seuil ou La Découverte. De plus, "beaucoup d’auteurs de BD comme Valérie Mangin, Kris ou Marion Mousse ont une formation d’historien, remarque Pascal Ory. Ça laisse des traces".
Ce que le médium change
D’autre part, le traitement de l’histoire s’est transformé depuis une dizaine d’années avec une réflexion sur "la poétique de l’écriture historique, chère à Jacques Rancière, rappelle Sylvain Venayre. Les historiens réfléchissent à l’articulation entre l’histoire et la littérature, l’histoire et le cinéma…" Pour cette Histoire dessinée de la France, il ne s’agit donc pas tant de toucher un nouveau public que de réfléchir à ce que le médium change dans la production du savoir.
La BD a toute sa place dans des festivals spécialisés comme les Rendez-vous de l’histoire de Blois, qui s’ouvrent le 4 octobre. "L’évolution de la place de la BD dans la recherche se traduit au niveau de notre programmation, raconte Hélène Renard, la responsable du salon du livre. En 2004, il y avait un prix de la BD d’histoire et une exposition, aujourd’hui il y a une quinzaine d’événements autour de la bande dessinée et beaucoup de sollicitations."
Si la référence à la collection de Larousse est assumée, on ne parle pas d’histoire au XXIe siècle comme dans les années 1970. "Nous voulons une histoire qui ne véhicule pas les images d’Epinal", précise Hugues Jallon. Le premier tome de la collection qui ressuscite Jeanne d’Arc, Marie Curie, Molière, Michelet, Alexandre Dumas père et même Pétain, est une mise en abyme de cette ambition. Le petit groupe part sillonner la France et son histoire, de Lascaux à Verdun. Michelet explique le rôle joué par les images dans la formation du récit national, comme les "bourgeois de Calais" s’humiliant devant le roi d’Angleterre ou le baptême de Clovis.
La bande dessinée autorise la nuance, ce qui la différencie du cinéma selon Sylvain Venayre. Ainsi dans La balade nationale, on ne verra pas Vercingétorix représenté puisqu'on ne connaît pas son physique et Jeanne d’Arc se regardant dans un miroir dira que ce n’est pas son visage. "Au cinéma, le personnage historique est prisonnier de l’acteur qui l’incarne, note le directeur de collection. Jeanne d’Arc est Milla Jovovich. Le flou de la BD sert le discours."
Ne pas "faire la leçon"
L’écueil de ce type de collection est de produire une bande dessinée qui nous "fait la leçon". "Depuis les années 1980, on sait qu’un livre d’histoire, ce sont deux récits qui se superposent, celui de l’historien et celui de sa propre enquête, raconte Sylvain Venayre. Pour ne pas tomber dans le travers de l’histoire illustrée, il fallait un troisième récit, que ce soit via la pure fiction, comme dans le premier tome, ou la mise en scène des auteurs, comme dans le deuxième." La réussite de l’entreprise réside donc dans le délicat équilibre entre la qualité graphique, artistique et historique. Une alchimie propre à la littérature, qui différencie l’exo-fiction réussie du banal roman historique. Preuve, s’il en était encore besoin, que la bande dessinée est un genre littéraire à part entière.