En avril, ouvrira à Carpentras la bibliothèque-musée Inguimbertine, une bibliothèque enrichie de 1 800 m² d'exposition permanente mêlant, entre autres trésors, des enluminures sacrées et profanes, des tableaux de Victor Hugo et des toiles de la dynastie perse des Qājār. D'autres bibliothèques-musées ont vu le jour en Europe ces dernières années, comme la BnF-Richelieu et ses expositions temporaires, dévoilant les objets qu'il serait dommage de masquer dans ses opulentes réserves. On pense aussi aux vitrines de La Boussole (Saint-Dié-des-Vosges) ou encore aux rayonnages des Franciscaines (Deauville), mêlant livres et objets insolites, comme le faisaient les premières bibliothèques de la Renaissance, ces cabinets de curiosités où globes et objets archéologiques éclairaient les textes voisins.
Pourquoi cette renaissance des bibliothèques-musées au XXIe siècle ? « Depuis une quarantaine d'années, on assiste dans le monde occidental à une forte valorisation de la notion de patrimoine, qui s'applique aussi aux livres. Ceux-ci ne sont plus seulement objets d'usage, mais aussi de témoignage. Les textes sont facilement disponibles sur internet, mais leur matérialité est un élément d'histoire qu'il apparaît important de préserver, justifie Christophe Didier, coorganisateur d'un colloque sur le sujet, en octobre 2023, à l'École nationale des chartes. À cela s'ajoute le fait que de grandes bibliothèques conservent, pour des raisons historiques, des documents de toutes sortes (manuscrits, tableaux, monnaies...), et sont tentées de les montrer sous une forme muséifiée. Pas seulement aux chercheurs, mais à un plus large public, élargissant ainsi leurs missions. » La synergie avec les chercheurs reste intéressante, car ils peuvent être un appui scientifique à une exposition.
Musée ou bibliothèque ?
Le défi : parvenir à s'élargir à un public qui n'est pas de niche. « Le grand public ignore que la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg (BNU) a aussi une fonction muséale ! Pour faire connaître nos collections patrimoniales, nous avons forcé le trait en créant des espaces dédiés, des expositions temporaires et permanentes sur plus de 1 000 m2... Malgré cela, la bibliothèque reste assimilée à une bibliothèque d'étude - ce qu'elle est aussi. Et en effet, nous ne possédons pas d'œuvre spectaculaire », expose Emmanuel Marine, responsable du musée. Et la BNU n'est pas le seul musée de l'écrit d'Alsace : le couvent des Dominicains de Colmar (voir page suivante) se positionne déjà sur ce créneau.
Pour donner de la visibilité à ses collections, la BNU a conclu en 2017 un partenariat avec le Louvre, qui lui prête une centaine d'œuvres pour trois ans. Et l'idée est d'ouvrir un musée autonome, centré sur les arts et l'archéologie du Proche et du Moyen-Orient. « Pour mieux exister, nous développerons une politique de communication, basée notamment sur le soutien de chercheurs et de représentants d'associations qui seront les ambassadeurs du musée », ajoute Emmanuel Marine. Reste à trouver les fonds.
D'autres bibliothèques-musées doivent relever le défi inverse : faire cohabiter les lecteurs, chercheurs et visiteurs. On croisera ainsi dans une bibliothèque historique comme celle d'Anna Amalia, à Weimar, de simples visiteurs venant la photographier pour leur compte Instagram... De vrais ambassadeurs !
Fondation Martin Bodmer, Cologny (Suisse) : Léman confidentiel
Quand le riche collectionneur suisse Martin Bodmer (1899-1971) décide de créer sa bibliothèque en 1951, il la conçoit comme une arche de Noé : un refuge où le meilleur de la pensée humaine est conservé sous-terre, en hypogée, à Cologny, en hauteur du lac Léman (Suisse). Seuls quelques élus ont droit de voir le trésor de 150 000 objets. " Le visiteur, je l'aime, mais les visiteurs, je les déteste ! " aurait dit le premier gardien de la Fondation, Hans E. Braun. " Il ne recevait donc qu'un seul visiteur par semaine, et la fondation Bodmer avait la réputation d'être plus fermée que le Kremlin de l'Union soviétique ! Et quand des institutions approchaient la fondation pour demander à emprunter une œuvre, on leur répondait qu'on ne l'avait pas ", s'amuse à raconter l'actuel directeur Jacques Berchtold.
Cet état confidentiel prend fin en 2003, quand la bibliothèque est complétée par un musée capable de contenir 300 objets et recevant 16 000 visiteurs par an. " Il fallait montrer les manuscrits ! Comme le dit Zweig : tout livre imprimé est un cadavre, il faut voir la graphologie de l'auteur pour voir qui il est vraiment ", reprend Jacques Berchtold, qui a créé un poste de médiation pour accueillir les publics. Mais l'exercice a ses limites : certains manuscrits, trop fragiles, ne sortent pas des réserves. C'est le cas des papyrus de l'Iliade, qui font pourtant la renommée de la fondation ! Ils sont numérisés et consultables en ligne. Quant aux gravures de Sade, elles ne sont pas montrées pour ne pas choquer les écoliers en visite. Autre point de vigilance pour le directeur : ne pas développer le musée au détriment de la bibliothèque.
Couvent des Dominicains de Colmar : une histoire du livre en Alsace
La bibliothèque ne faisait pas de différence entre les livres contemporains et ceux de la Renaissance, amassés sur de simples étagères. Le couvent des Dominicains de Colmar a alors fait appel à un architecte, Stefan Manciulescu, pour hiérarchiser les livres à lire, et ceux à contempler. Les récents ont été déplacés vers un nouveau bâtiment fonctionnel, les anciens mis en valeur dans l'espace patrimonial, libéré des tonnes de livres qui pesaient sur le beau parquet. Le parcours muséal retrace l'histoire du livre en Alsace, du présent vers le passé, commençant par les ouvrages raffinés du siècle des Lumières, montrant les transformations entraînées par la technologie de l'imprimerie, et concluant sur les manuscrits liturgiques restaurés ici même, avec un atelier montrant le travail de leur confection à l'ancienne. De quoi rappeler la magnifique matérialité d'un ouvrage.
La Contemporaine (Nanterre) : à armes égales
Ouverte en 2021 à Nanterre, la Contemporaine est à la fois bibliothèque, espace d'archives et musée. Des entités séparées et paritaires. " La bibliothèque ne doit pas être le centre de documentation du musée ", reformule le directeur Xavier Sené. Et le musée, qu'il faut plutôt appeler " atelier ", se veut un lieu modeste, accessible, sans mise à distance, sans théâtralisation. La lumière est naturelle et le visiteur se retrouve au milieu des objets, comme dans une bibliothèque. La bibliothèque a elle des allures monumentales, les grandes arches mettant en perspective de généreux volumes. Quelques salons de lecture apportent de l'intimité. Les deux entités ont vocation à enseigner. " Et pour enseigner, le devoirde l'architecte est de toucher le public par des choses sensibles. L'émotion créée par le lieu doit introduire l'éducation et la connaissance ", prodigue l'architecte Bruno Gaudin, citant son homologue Julien Guadet (1834-1908). Reste maintenant à amener les usagers de la salle de lecture à fréquenter le musée, et inversement.
Centre culturel des franciscaines (Deauville) : à cheval sur la culture
À Deauville, ville normande où l'hippodrome a été construit avant même l'église, le cheval est roi. Mais dans quel lieu faire voir les 100 000 documents et trésors sur l'équidé, livres de dressage, lithographies à l'encre de Chine, montrant les premières courses sur le territoire, la sculpture en bronze de Gladiateur (le premier cheval français à défier les Anglais chez eux) ou encore la lettre de 1942 du ministre de l'Intérieur du IIIe Reich Heinrich Himmler confisquant les chevaux de centaines de familles de propriétaires afin de les mobiliser pour la guerre ? Dans un centre culturel abritant un musée et une bibliothèque, intimement liés. L'espace dédié au cheval, aux allures de salon cossu, présente les collections de la médiathèque et du musée. Les bibliothécaires peuvent aussi bien être guides d'exposition. Quant au visiteur, il peut se promener dans les 6 200 m2 des Franciscaines avec son livre. Et dans le Fablab, visiter sur un écran interactif le Centre Pompidou, le château de Versailles ou la Villette. On vient enfin aux Franciscaines pour contempler son bâtiment, des vitraux restaurés au lustre planétaire, qui surplombe le cloître et la salle de lecture. Grandiose.
