Mathieu Riboulet est né en 1960, c'est-à-dire pas si loin de la fin de la Seconde Guerre mondiale, qui le hante depuis toujours, comme les deux précédentes (1870 et 1914-1918) qui virent se déchirer l'Allemagne et la France. Porté par une interrogation fondamentale, ontologique : "Que faire de tous ces morts, où vivre, comment aimer ?", il s'est résolu à prendre le problème à bras-le-corps, en se réconciliant sexuellement avec ce "corps allemand" qui lui était jusque-là inconnu, voire suspect. Coucher avec un Allemand, en d'autres temps, cela s'appelait "collaborer", et l'amour de la victime pour son bourreau, transgressif, scandaleux, devait être nié. Tout comme les Juifs, ou les homosexuels, cibles privilégiées de l'Holocauste nazi, avec les Tsiganes. "Pédé" demeure aujourd'hui l'une des injures les plus méprisantes, et l'homophobie, ainsi que le rappelle Riboulet, a encore de beaux jours devant elle, y compris dans des pays dits démocratiques et dans des milieux éduqués, du côté du Vatican, par exemple.
"Obsédé » par le Caravage et son univers convulsif, le narrateur se confronte donc, à Cologne, au corps d'Andreas, avec qui il noue une relation intense. Ils se retrouveront ensuite plusieurs fois à Berlin, où ils partageront leurs étreintes tumultueuses avec Tadjîn, "le prince d'Orient". Un bel étudiant kurde qui se prostitue pour financer son cursus universitaire. Une espèce d'amour inédite naît entre les garçons, tout comme avec Adrien, le jeune SDF joueur de viole de gambe, qui fait parfois escale chez l'écrivain, sur son causse calcaire - relation cette fois platonique. Si la pulsion sexuelle joue, dans cette histoire, un rôle capital, elle peut être aussi sublimée, demeurer souterraine, comme chez le Caravage.
Le peintre dont l'oeuvre fascine Riboulet, lequel s'en va voir ou revoir ses tableaux à Rome, à Malte, ou encore à Naples, la ville du monde où l'amour et la mort forment le plus volcanique duo. C'est dans l'église Pio Monte della Misericordia que se trouve Les sept oeuvres de miséricorde, qui a inspiré ce livre et lui a donné son titre. Ces oeuvres étant des impératifs moraux édictés autrefois par l'Eglise - comme "vêtir ceux qui sont nus" ou "ensevelir les morts" - que tout bon chrétien se devait de respecter, et que Riboulet distord et pervertit, jusqu'à "Payer ceux qui nous baisent" ou "Haïr ceux qui sont nus".
Méditation métaphysique, roman vrai, essai esthétique, Les oeuvres de miséricorde est tout cela et plus encore : un livre âpre et magnifique, inclassable et émouvant, qui rappelle parfois le meilleur de l'oeuvre de Dominique Fernandez, Porporino ou les mystères de Naples, Dans la main de l'ange, ou encore La gloire du paria. Le chapitre 17, "Gagner les oeuvres", apocalypse d'une violence inouïe, est l'un des plus beaux poèmes en prose qu'on ait lu depuis longtemps.