cendrars en « Pléiade » ? A la mort du poète en 1961, la chose semblait « inconcevable », observait en 2009, lors d’une rencontre à Montpellier, l’universitaire Claude Leroy, cendrarsien émérite qui arpente depuis des décennies l’œuvre kaléidoscopique de l’écrivain d’origine suisse naturalisé français.
Plus de cinquante ans après sa disparition, celui que Malraux qualifiait de « grand poète distraitement reconnu », longtemps trop marginal, trop avant-gardiste, fait finalement son entrée dans la « Bibliothèque » tandis que 2013 marque le centenaire de la Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France, paru un an après Les Pâques à New York. Ces deux premiers longs poèmes narratifs en vers libres ne figurent toutefois pas dans les deux volumes de la « Pléiade » à paraître le 15 mai. Car sous le titre Œuvres autobiographiques complètes, Claude Leroy, déjà artisan de l’édition de Tout autour d’aujourd’hui, les œuvres complètes en 15 volumes publiées chez Denoël entre 2001 et 2006, a choisi, en collaboration avec Jean-Carlo Flückiger, Christine Le Quellec Cottier et Michèle Touret, le Cendrars le plus personnel, le Cendrars derrière la légende qu’il a volontairement créée, consciencieusement bâtie et entretenue.
Pseudonyme
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Tentative audacieuse à bien des égards tant les frontières sont poreuses chez Cendrars entre la vie et l’écriture, tant la réinvention de soi est au cœur même de l’entreprise littéraire. Pour lui qui, né Frédéric Sauser, a passé presque toute sa vie sous pseudonyme, tout est autobiographique ou alors rien ne l’est. « Autobiographies idéalisées », comme le poète les qualifiait, ses écrits personnels se moquent de l’exactitude des faits et des dates, de l’allégeance au réel qui, pour lui, ne peut être que représentation. Ils participent d’un mouvement d’échanges à double sens entre la fiction et la vie. Quel statut alors pour l’autobiographie ? Justifiant le choix éditorial, Claude Leroy l’apparente à la définition de Claude Louis-Combet : une « [auto] mythobiographie », « une entreprise d’écriture vise à traiter le matériel autobiographique à partir de ses éléments oniriques, mythologique ».« Des Mémoires sans être des mémoires », disait Cendrars. Ainsi sont regroupés, dans l’ordre chronologique de leur publication, les quatre livres de souvenirs : L’homme foudroyé, La main coupée (dans le tome 1), Bourlinguer, Le lotissement du ciel (tome 2). Cette « tétralogie » que Cendrars présentait, lui, comme une « série », publiée entre 1945 et 1949 chez Denoël, est accompagnée par Sous le signe de François Villon, un recueil de quatre récits au « parcours éditorial accidenté ». La mise en forme de cet ensemble-là, voulue par l’écrivain, est donc inédite. « Il permet de découvrir l’atelier d’écriture où s’est élaborée la “prochronie?, cette singulière recherche du temps perdu qui oriente “la tétralogie? », note le préfacier.
Parmi la sélection, on trouve aussi un récit peu connu écrit en 1957 mais publié après la mort de Cendrars : J’ai vu mourir Fernand Léger, l’ultime texte de l’écrivain après son attaque cérébrale en 1956. Un choix d’entretiens fait écho aux textes présentés en parallèle à la parution chez Zoé d’un coffret de deux CD (voir p. 19). Dans le tome 2 ont également été rassemblés des écrits de jeunesse, du temps où Blaise Cendrars était encore Freddy, c’est-à-dire entre son deuxième voyage en Russie et le séjour à New York où il inventera en 1912 ce qui deviendra très vite bien plus qu’un nom de plume : une nouvelle identité empruntant ses attributs au phénix puisque « écrire, c’est brûler vif, mais c’est aussi renaître de ses cendres », lit-on dans L’homme foudroyé.
L’étiquette d’écrivain-voyageur, de poète errant a souvent fait écran aux autres masques. « Sa forte personnalité, qu’il surexposait au point de la rendre envahissante, jetait de l’ombre sur son travail d’écriture », note l’auteur de Dans l’atelier de Cendrars (Honoré Champion, 2011). Ici, on découvre notamment un Cendrars « archiviste méticuleux » conservant dans une malle de précieux documents personnels…
Biographe et essayiste, Miriam Cendrars, la benjamine des trois enfants que Blaise Cendrars a eus avec Félicie (Féla) Poznanska, est l’une des personnes ressources dans l’exploration critique de cet autre Cendrars. A son initiative a été créé en 1975 le fonds Blaise Cendrars à la Bibliothèque nationale suisse à Berne, intégré en 1991 dans les Archives littéraires suisses. On trouve là les dossiers d’œuvre, les dactylogrammes que Cendrars avait offerts à sa seconde épouse, la comédienne Raymone Duchâteau. Ce sont ces archives de première importance, même si manquent les éléments généalogiques de Bourlinguer, qui ont révélé que « [la tétralogie] ne réalise aucun programme préalablement défini ». « Un livre comme La main coupée contraste avec les dérives rhapsodiques des trois autres volumes », précise le préfacier. Livre sur la Grande Guerre, ce deuxième titre de la « tétralogie » qui « a connu 28 ans d’incubation » ne raconte cependant pas les circonstances de la blessure reçue le 28 septembre 1915 sur le front côté français, où l’écrivain combattait en engagé volontaire et qui a entraîné l’amputation de son avant-bras droit. Une « représentation directe de cet événement capital » étant d’ailleurs absente de toute l’œuvre, constate Claude Leroy.
Poète au bout du monde.
« Rhapsode, il s’est fait tisseur de textes et couturier de vies (et d’abord de la sienne) », nourrissant son œuvre de son fantasme d’auto-engendrement, du désir de renaissance, de l’irrésistible « appel de l’inconnu », de son amour des commencements et surtout des recommencements… « Ecrire et se construire forment avec partir une trilogie nécessaire dont le lien ne s’est jamais défait tout au long de l’aventure de Cendrars. » Avec l’Album Cendrars composé par Laurence Campa qui met en images cette vie sans cesse transposée, recomposée, les valises sont prêtes à accompagner le poète au bout du monde, c’est-à-dire, selon sa définition, partout, y compris sans sortir de sa chambre, dans un voyage aussi géographique qu’intérieur. <