Amitié assez particulière. Cocteau est de ceux à qui le couple réussit. Le couple créatif plus qu'amoureux. Le poète n'aura cessé de créer sous toutes les formes : poésie, romans, théâtre, films... et souvent dans un dialogue artistique avec un alter ego émulateur. Cocteau/Proust ; Cocteau/Stravinski ; Cocteau/Genet ; Cocteau/Radiguet ; Cocteau/Picasso. Ce dernier appareillage est apparemment le plus incongru et bancal, tant les personnalités de Picasso et Cocteau diffèrent − l'ogre démiurge prêt à tout sacrifier sur l'autel de son œuvre et le créateur protéiforme dont les cordes multiples de l'arc vibrent au diapason de l'affect, c'est la mâle vigueur taurine face à la frêle silhouette du dandy inverti. Socialement, psychologiquement, c'est encore le jour et la nuit... L'un est un étranger issu de la moyenne bourgeoisie espagnole, l'autre est né dans la haute bourgeoisie parisienne et fraye dans les cercles élégants de la capitale, celui-ci, le benjamin Cocteau, est le demandeur, celui-là, Picasso l'aîné, le sollicité... C'est à cette dyade déséquilibrée que Claude Arnaud, auteur d'un magistral Cocteau en « Quarto » (Gallimard, 2003) consacre ce Picasso tout contre Cocteau, où le romancier, essayiste et biographe (lui aussi a plus d'une flèche dans son carquois) nous plonge dans l'intimité d'une amitié assez particulière, entre attraction réciproque et rivalité : « C'est autant leur psyché que Picasso et Cocteau révèlent, dans ce face-à-face fascinant. Leurs ressorts s'y montrent à nu, le zèle complimenteur de Cocteau se doublant d'une extra-lucidité envers un peintre pléthorique, tout comme le cynisme de Picasso se complique d'une admiration sincère pour l'intelligence et l'inventivité de Cocteau. »

De cette virée romaine au printemps 1917 où la paire part rejoindre les Ballets russes aux dénigrements de Picasso à l'endroit de son émule en dessin, de l'admiration béate du jeune Cocteau aux acerbes remarques consignées dans le journal du poète au sujet de cette capacité de Picasso à détruire le bonheur de ses proches, c'est un demi-siècle d'une amitié complexe avec ses fâcheries et ses complémentarités ambiguës que Claude Arnaud nous fait revivre avec acuité et chair. Le talent plastique de Cocteau apprend vite auprès du génie prolixe de Picasso, ce mimétisme d'habile caméléon agace passablement cet « autre caméléon [...] mais [qui] a la mâchoire d'un crocodile. » Picasso et Cocteau, ça marche et ça ne pouvait pas vraiment marcher, ou bien ça a marché parce que cette non-réciprocité au départ a été consubstantielle à la relation : « Jamais un créateur de l'envergure de Cocteau n'aura autant besoin d'être aimé, et ne se sera adressé à un être si peu enclin à le faire que Picasso. » En non-amour aussi, il n'y a que des preuves.