Il y a ce qu'on voit, et ce qu'on croit voir. Dans L'invisible, Clément Rosset s'attache, avec sa langue toujours aussi imagée et fleurie, à ce qui n'existe pas mais qu'on croit exister : visions, hallucinations en tout premier lieu. Mais aussi (et il rejoint là ses thématiques fétiches) croyances si fortes qu'on les tient pour réalité, et qui poussent à une quête sans fin ou à une angoisse inextinguible : le fantôme qui fait peur aux enfants dans tel tableau de Goya qui ne le montre pas, la vérité cachée que le narrateur de la Recherche est persuadé de trouver dans la fameuse "petite phrase" de Vinteuil. Cet invisible n'est pas loin du double auquel Rosset a consacré Le réel et son double ou le savoureux Traité de l'idiotie : dans l'expectative, dans l'oracle ou dans l'illusion, il s'agit toujours de nourrir sa conscience d'autre chose que ce que la réalité seule peut lui donner. En cela, L'invisible adopte une fois de plus la méthode décrite dans Le principe de cruauté : le philosophe ne doit tenir compte que de la "réalité suffisante", seul critère et postulat valable. Mais cette fois, Rosset va plus loin : "En cas de conflit entre l'illusoire et le réel, c'est toujours l'illusoire qui gagne." Et affirmer cela, c'est affirmer que l'illusion existe, peut-être encore plus que le réel lui-même.
Le Récit d'un noyé, que les éditions de Minuit publient en même temps, semble de ce point de vue le compte rendu d'une expérience. Clément Rosset y rapporte certains des rêves qui lui sont venus alors qu'il était dans le coma à l'hôpital de Majorque, après une noyade dont il réchappa de justesse. Réunies en courts chapitres, ces scènes cocasses, où l'on croise des terroristes du Nouveau-Mexique, des infirmières armées de gourdins, des malfrats corses, des hôtels suisses et des trains en gare de Djibouti, sont pourtant quelque chose de plus ; la narration, toujours au présent et affirmative, en est l'indice le plus sûr. C'est que ces hallucinations purement physiques sont bien réelles. Le titre de l'ouvrage, à cet égard, est remarquable : c'est d'outre-tombe, pour ainsi dire, que le récit est fait. Et la réalité ici est bien celle de la conscience malade.
On comprend alors pourquoi les dernières pages de L'invisible sont consacrées à sa "poétique", à l'invisible créateur ; l'éloge de Mallarmé et de Raymond Roussel, qui rejoignent Proust dans le panthéon poétique de la suggestion, souligne que "c'est bien de sorcellerie qu'il s'agit ici ; et s'il est un "miracle" poétique, c'est bien celui-ci : de réussir à convertir en réalité quelque chose qui n'est rien". Rosset couronne l'oeuvre de dissection de l'illusion qu'il a poursuivie toute sa vie par une amende honorable à celle-ci : l'illusion peut exister réellement. Le miracle est possible. Et peut-être ne s'est-il jamais agi, pour ce philosophe, de connaître la réalité elle-même : elle ne sert finalement que de critère pour analyser ce qui n'y appartient pas, cette espérance de l'homme, instinctive et toujours renouvelée, qu'il y a autre chose. Une foi, en somme, aussi réelle que l'espèce humaine. Une foi qui, elle aussi, "gagne" toujours.