Inventer pour surmonter, bibliothèques en tensions " : pour son 61e congrès qui se déroulait à Strasbourg du 11 au 13 juin, l’Association des bibliothécaires de France (ABF) avait choisi d’aborder de front les nombreuses difficultés auxquelles les professionnels se trouvent confrontés aujourd’hui et, une fois n’est pas coutume, de donner aux participants la possibilité de parler de ce qui fait mal. Les bibliothécaires se sont largement reconnus dans ce thème, comme le montre le nombre important d’inscrits - plus de 700. Ce congrès à l’ambiance détendue a eu un effet visiblement libérateur. "Les problématiques abordées concernent tout le monde. Pas seulement les chefs d’établissement, mais tous les agents, quel que soit leur grade, relève la directrice d’une grande bibliothèque. Jusqu’à récemment, notre profession avait du mal à parler de ce qui ne va pas. Or, cela ouvre la possibilité de trouver des solutions." Les organisateurs avaient même prévu, parmi les animations ludiques, un espace baptisé "Biblio-divan", dans lequel des bibliothérapeuthes aux méthodes non homologuées, à base de poudre magique, de bonbons et de prescriptions de lecture, accueillaient les congressistes désireux de confier leurs soucis.
C’est un état d’esprit très pragmatique qui a présidé aux échanges autour des nombreux sujets de crispation abordés, qui nont pas toujours suscité les débats enflammés auxquels on aurait pu s’attendre. "Il n’y a pas de prises de position forte, déplore un congressiste croisé dans le salon des exposants. On continue de débattre des tensions entre nous. Chaque bibliothèque cherche à préserver son propre équilibre, alors qu’il faudrait réfléchir à comment être en mouvement dans la société." Dominique Arot, inspecteur général des bibliothèques, y voit un signe des temps : "Cela montre que certains sujets, comme le travail du dimanche, sont entrés dans les mentalités. C’est aussi une question de génération. Les jeunes professionnels s’expriment sur Facebook, dans des blogs, plutôt que dans le militantisme politique comme il y a trente ans."
La bibliothèque, objet politique
La question des relations, souvent complexes, entre les professionnels de la lecture publique et leurs élus a occupé plusieurs tables rondes qui ont souligné l’absolue nécessité de parler le même langage que l’élu et de se placer sur son terrain, plutôt que de s’accrocher au jargon professionnel. "Il est de notre responsabilité de rendre compréhensible en termes politiques ce qu’est une bibliothèque et à quoi ça sert, a martelé Dominique Lahary, bibliothécaire retraité, mais toujours très actif dans la communauté professionnelle. En cas de problème budgétaire, tout ce qui n’a pas été perçu comme un enjeu important risque de passer à la trappe." Le bibliothécaire doit faire œuvre de pédagogie, a rappelé Carol Knoll, directrice générale adjointe en détachement à la Mutualité française : "Les dernières élections municipales ont conduit à l’arrivée de nombreux nouveaux élus qui ne connaissent pas encore leur rôle, les procédures, les enjeux de la lecture publique. Les bibliothécaires doivent leur donner des éléments d’aide à la décision." Les échanges avec Marie-Paule Lehmann, élue au conseil départemental du Bas-Rhin, ont permis de faire entendre le point de vue d’en face. "A part dans les grandes villes, les élus ne font pas de politique politicienne, a assuré la conseillère départementale. Ils cherchent à satisfaire leurs administrés. Quand on doit couper dans le budget de la culture, comme c’est le cas dans le Bas-Rhin, on le fait dans la douleur. Il faut arrêter d’essayer de faire autant avec moins, et avoir le courage d’expliquer aux gens les services qu’on peut maintenir et ceux que l’on doit supprimer."
Faire moins avec moins
Dans le même sens, la table ronde intitulée "Faire plus avec moins" a elle aussi très vite tordu le coup à l’affirmation de son titre. Deux intervenants, Olivier Ploux, directeur du réseau des médiathèques du Beauvaisis, et Julien Barthe, secrétaire général adjoint à l’université de Lorraine, ont décrit très concrètement les conséquences des restrictions financières et la façon dont chacun essaie de gérer cette situation en limitant les dégâts. Dans le Beauvaisis, la perte de 10 % du budget de fonctionnement, soit 240 000 euros, s’est traduite par la baisse des budgets d’acquisition, la fermeture d’un point lecture peu actif, l’abandon de la manifestation "Bibliothèque à la plage". L’équipe fournit des efforts de créativité en faisant vivre son espace multimédia - qui a perdu son médiateur - grâce à des partenariats avec des associations, en proposant une artothèque constituée des réalisations des étudiants de l’école d’art voisine. Un effort de tous les instants : "La recherche d’économie est une préoccupation quotidienne, confie Olivier Ploux. Le personnel est sous tension." A l’université de Lorraine, Julien Barthe joue également sur tous les leviers à sa disposition : externalisation de certaines tâches, report de l’achat de documents très spécifiques sur les laboratoires eux-mêmes, recours aux licences nationales pour les ressources électroniques, et "dépyramidage" des postes, c’est-à-dire le remplacement d’un agent par un autre d’un grade inférieur, donc moins coûteux. Une solution qui a beaucoup frappé l’assistance, même si Julien Barthe a plaidé qu’il s’agissait du seul moyen de ne pas diminuer les effectifs. "Je me sens réduit à une marchandise", s’est indigné un participant. Mais la recette est connue de tous les chefs d’établissement. "On y a recours aussi, avoue à mi-voix la directrice d’une bibliothèque de la région parisienne. Ce n’est pas idéal, mais quand on voit que même les catégories C ont bac + 3, on hésite moins."
Pour Anne Verneuil, présidente de l’ABF, ce congrès n’aura pas forcément apporté des solutions aux difficultés, mais aura suscité des échanges intenses : "les gens se sont reconnus dans les témoignages des intervenants". Le prochain congrès de l’ABF aura lieu du 9 au 11 juin 2016 à Clermont-Ferrand et sera consacré aux innovations technologiques et sociétales des bibliothèques.