C’était à la mort de Michel Audiard, l’été 1985, un article de Patrick Modiano dans un news magazine pour lui rendre hommage. Le futur Nobel de littérature rappelait sa collaboration avortée avec le dialoguiste pour un film, qui ne se fit pas, autour de la figure de Jacques Mesrine, l’amitié ou au moins la complicité qui naquit alors entre eux deux, et surtout combien, à ses yeux, La nuit, le jour et toutes les autres nuits (Denoël, 1978), livre final d’Audiard, œuvre au noir traversée par les fantômes - ceux de la guerre, celui de son fils décédé dans un accident de voiture -, était l’un des romans les plus essentiels de ce temps. L’occasion peut-être, pour tous ceux qui suivirent le conseil de l’auteur d’Un pedigree, de se faire du scénariste une autre image que celle du rigolo cynique ayant su mettre à ses pieds avec force bons mots le cinéma français le plus commercial.
Que pensera Modiano (qui en est d’ailleurs l’un des protagonistes pour quelques pages perplexes et amicales) de ce Chant du départ, inédit joliment foutraque que publie aujourd’hui Fayard, trente-deux ans après la mort de son auteur (pourquoi tant de temps ?) ? Laissons-lui le soin de répondre et intéressons-nous au texte. Sa sortie tardive pouvait laisser craindre quelque fond de tiroir : ce n’est absolument pas le cas. Audiard s’essaie là à l’autobiographie ("Si les maisons où nous sommes nés ne dégringolaient pas comme des châteaux de cartes, si les trottoirs cessaient un peu de trembler sous nos semelles, si nous n’appréhendions pas d’être engloutis - demain peut-être - dans l’œil du cyclope, je sais très bien ce que je ferais : j’écrirais mes souvenirs"). Il raconte sa vie, ou plutôt ce qui lui en reste. Non pas les soirs de premières, la gloire des sunlights, mais une humanité déchirante, déchirée, comme surgie de la nuit de Paris pour le happer et l’y ramener à jamais. Voici qu’entrent à l’appel des souvenirs Vera Varlope, Alban de Mérovie, le Kid ou Wynn Cabot, une noria de fleurs de trottoirs, de demi-mondaines et de maquereaux, de chiens perdus sans colliers ni principes, de vieilles gamines et d’irréguliers. Ici ou là parfois, Audiard force un peu la note sur la noirceur (on ne peut en la matière, sans risques, se proclamer célinien et mettre ses pas dans ceux de Ferdinand). Il se peint comme toujours en enfant des chiens et loups de la guerre et de l’épuration, petit cycliste livreur de journaux au cœur de l’abjection (une récente enquête à paraître dans la revue Temps noir tend à prouver qu’il ne fut pas que ce témoin dégoûté de la chiennerie des temps, mais aussi l’impardonnable auteur de divers libelles antisémites). Sans doute ment-il, mais au moins le fait-il d’abord avec les armes du style. La mort, la nuit ne se conjuguent ici qu’avec la poésie. Audiard conclut magistralement : "Les ombres des assassins qui nous précèdent dans les rues finissent par créer entre nous d’étranges rapports, une connivence farceuse." On ne saurait mieux dire.
Olivier Mony