J’avais décidé de m’offrir un séjour dans la plus grande et la plus ancienne bibliothèque du pays. Je partais un peu à l’aventure, sans avoir réservé d’ouvrages ni établi de liste." Quand il prend cette décision a priori anodine, le narrateur de La bibliothèque noire (1) est loin de se douter que cette visite va le plonger dans une aventure extravagante, où le quotidien feutré de l’établissement dérape rapidement dans un chaos surréaliste.
Une salle vide
Dans son nouveau roman, paru le 15 mars chez Buchet-Chastel, le bibliothécaire et écrivain Cyrille Martinez aborde, à travers le récit décapant et souvent hilarant des mésaventures d’une bibliothèque, toutes les problématiques et les questionnements qui traversent aujourd’hui la profession. Si sa "Grande bibliothèque" s’inspire librement de la Bibliothèque nationale de France - "On a planté une forêt au milieu de la Bibliothèque. Drôle d’idée. Si j’avais eu mon mot à dire, j’aurais fait l’inverse : une bibliothèque au cœur d’une forêt", dit le narrateur -, Cyrille Martinez a puisé les ressorts de l’histoire dans sa propre expérience du métier, qu’il exerce actuellement à la Sorbonne.
Ce professionnel de 45 ans affirme être venu à l’écriture "par accident" en commençant par la poésie à l’époque où il habitait Marseille. Une expérience vécue il y a quelques années a joué le rôle de déclencheur pour l’écriture de la Bibliothèque Noire. Une direction soucieuse de modernité - et d’économies sur les achats d’ouvrages - impose, dans la bibliothèque où il travaille alors, une salle "expérimentale" où le nombre de places assises est divisé par cinq et où le livre est réduit à la portion congrue au profit du numérique. Un jour, une panne informatique laisse les lecteurs sans aucune ressource, dans une salle quasi vide.
Dans La bibliothèque noire, la grande panne qui paralyse l’établissement s’inspire de cet incident, poussé à l’extrême. Les rayonnages sont vides, tandis que, dans les réserves envahies par les herbes folles, les textes et les images ont disparu des livres. Les recherches dans le catalogue informatique ne donnent plus qu’un seul résultat, celui du livre global qui contient tous les autres, étape ultime du nouveau concept de la bibliothèque.
Lunettes spéciales
L’auteur se défend cependant de toute vision passéiste. "Contrairement à ce que pensent les personnes qui ne les connaissent pas, les bibliothèques évoluent en permanence, et le numérique y est déjà largement présent, souligne Cyrille Martinez. Mais ce serait une erreur de prétendre à l’équivalence du numérique et de l’imprimé. On sait qu’on lit différemment sur un écran et dans un livre, et les écrits doivent circuler sur différents supports. La diversité culturelle est comme la biodiversité, une fois qu’elle a été détruite, on ne peut plus la reconstruire." Dans son roman, le salut des bibliothèques prendra une forme inattendue.
Le fantastique teinté d’ironie de l’écriture de Cyrille Martinez évoque Marcel Aymé. Dans son roman, le narrateur croise, dès son arrivée à la "Grande bibliothèque", une lectrice mutante dont les doigts ont changé de forme pour s’adapter à l’utilisation intensive de son clavier d’ordinateur, des brigades de "contractuels" dont la tâche consiste à scanner les livres à l’aide de lunettes spéciales, un directeur tenaillé par l’obsession de faire "moderne", donc tout-numérique. Il fait surtout la rencontre du "jeune livre en colère", qui s’est jeté intentionnellement sur sa table pour l’interpeller sur le sort réservé désormais à ses semblables, "espèce en voie de disparition" que plus personne ne consulte. Une situation contre laquelle le "jeune livre en colère" réagit en semant le désordre dans la bibliothèque, avec la complicité des autres livres.
La référence à Marcel Aymé convient à Cyrille Martinez, même s’il confesse n’avoir jamais lu l’auteur de La jument verte. L’écrivain confirme être peu intéressé par le réel, qu’il utilise pour aller vers le magique. Il évoque l’influence de poètes contemporains tels que le Chilien Roberto Bolaño ou le Belge Eugène Savitzkaya. "On dit souvent qu’un poème ne se résume pas, que la seule chose qu’on puisse en faire, c’est le lire, explique Cyrille Martinez. Je pense en effet que rien ne remplace l’expérience de la lecture. En cela, je me reconnais dans la poésie."
(1) La bibliothèque noire par Cyrille Martinez (Buchet-Chastel, "Qui vive", 112 pages, 14 euros. ISBN 978-2-283-03115-5. Paru le 15 mars.