Lorsque commence le roman, dans la nuit du 19 au 20 octobre 2011, Mouammar Al-Kadhafi, sanglant dictateur à la tête de la Libye depuis son coup d’Etat de 1969, se cache dans une école désaffectée de Syrte. C’est là que ce Bédouin est né en 1942. Avec ce qui reste de ses fidèles, alors que le pays est à feu et à sang sous l’action conjuguée de certains pays occidentaux, dont la France de Sarkozy et de BHL, et d’une myriade de milices islamistes antagonistes et incontrôlables, le Raïs, le Guide, veut encore croire qu’il peut reprendre la situation en main. Il attend l’un de ses fils, le colonel Moutassim, qui doit le rejoindre avec une colonne de blindés pour le mettre en lieu sûr et poursuivre la lutte. Mais le sauveur tarde à arriver, et les heures sont longues au milieu de ces hommes qu’il a faits, mais dont la fidélité est douteuse, fondée sur la terreur que ce cinglé mégalo, mystique shooté à l’héroïne, répand autour de lui et partout dans le pays depuis plus de quarante ans. Il faut dire qu’il n’y a pas si longtemps, tout le monde lui mangeait dans la main - la Libye est richissime en pétrole - et qu’il plantait sa tente caïdale dans les jardins de l’Elysée, hôte d’honneur de la France. Comment comprendrait-il que, soudain, tout s’effondre ?
Alors, pour tuer le temps, il revoit son parcours, depuis son enfance misérable d’orphelin du clan des Ghous, que certains prétendent fils bâtard d’un pilote corse abattu au-dessus de Syrte en 1941. Avec des moments d’abattement et d’autres d’exaltation, comme lorsqu’il se remémore et commente, à la façon d’un Néron moderne, la prise de Bagdad en 2003, début de la fin de Saddam Hussein qu’il méprisait. Comme Ben Ali qu’il traite de "gangster", de "maquereau".
Enfin, au petit matin, Moutassim arrive. Le dernier carré de l’armée loyaliste s’ébranle, à travers une ville fantôme en ruine. Jusqu’à ce que les fugitifs soient repérés, bombardés par des drones, décimés par leurs ennemis. Kadhafi, "Moïse descendu de la montagne", finira seul, terré comme un rat dans un égout, débusqué, puis, après un hallali d’une barbarie inouïe, massacré.
Ecrit à la première personne, ce huis clos halluciné est un tour de force romanesque. D’un chapitre à l’autre, au rythme des humeurs de son narrateur, la plume de Yasmina Khadra passe de la froideur extrême à la prophétie apocalyptique. Bien sûr, dans le contexte actuel, son propos revêt aussi une portée politique : comment ne pas penser à ce qui se passe aujourd’hui en Syrie ? Quant à la Libye de l’après-Kadhafi, elle n’est jamais sortie du chaos. Le Raïs l’avait prédit.
Jean-Claude Perrier