Denis Merklen - On peut penser que cela tient à la nature fortement contestataire de ces mouvements qui ressentent le besoin de créer des cadres alternatifs à ce qu’ils perçoivent comme la voix dominante, et qui éprouvent souvent une grande méfiance vis-à-vis des institutions, des médias et même d’Internet. Ces bibliothèques leur permettent d’élaborer leur propre intelligibilité du monde, de construire un point de vue à partir de l’écrit, comme c’était le cas autrefois des bibliothèques syndicales ou pour la classe ouvrière. Cette démarche suscite aussi souvent la création de blogs, de réseaux ou de sites d’information critiques.
Il y a souvent dans ces mouvements une présence importante de militants appartenant à une gauche assez radicale, pour lesquels la lecture est un pilier essentiel de la mobilisation. Ces militants ont une forte socialisation culturelle, parce qu’ils ont fait des études universitaires, ou parce que leur engagement les a amenés à des lectures pour former leur conscience politique. Ils s’inscrivent dans une tradition politique où le livre constitue une partie importante du "commun", pour reprendre un langage qui leur est familier.
Oui, cela n’est pas surprenant. Cela correspond à la tradition des bibliothèques populaires, hautement valorisées dans ces mouvements politiques car elles constituent un accès à la culture et aux loisirs ouvert à tous. Cette mission est très bien remplie par les bibliothèques publiques qui, en revanche et c’est normal, ne remplissent pas le rôle de soutien culturel et intellectuel à la lutte.
Dans les incendies qui ont touché des bibliothèques il y a quelques années, il est évident que l’une des questions qui leur était adressée était "Etes-vous avec nous ou avec "eux"?", c’est-à-dire avec les représentants du pouvoir. On ne peut pas demander à une institution de demeurer neutre, en dehors d’un espace socialement et politiquement bouleversé. Il faudrait évoluer vers un modèle qui permettrait aux bibliothèques de faire entrer les débats dans leurs murs, en endossant une implication politique plus importante. Mais cela n’est pas possible dans les conditions actuelles et conduirait probablement à un bouleversement important de la profession.
Pourquoi brûle-t-on des bibliothèques ?, Presses de l’Enssib, 2013.