24 octobre > Histoire France

On n’y voit rien ! C’était le titre d’un formidable livre de Daniel Arasse (Denoël, 2000). L’historien de l’art y expliquait ce qu’on faisait quand on regardait une peinture. Et c’était assez vertigineux ! Patrick Boucheron reprend à son compte cette manière d’enquêter sur les évidences du visible. Pour sa démonstration, le médiéviste a choisi la fresque dite «du Bon Gouvernement» du Palais public de Sienne.

Traditionnellement, on présente l’œuvre de Lorenzetti commencée en 1338 comme une allégorie de la gestion collégiale des affaires par les neuf sages de la cité. Ça, c’est pour le mur nord. Mais on oublie celui qui dévoile à l’ouest une ville rongée par les vices et les désordres sociaux. Que doit-on comprendre ? Patrick Boucheron, grand connaisseur de Machiavel, sait qu’il faut se méfier des apparences.

Il déploie donc l’œuvre, ici magnifiquement reproduite, dans tous ses recoins. Il ausculte les détails, compare, analyse. C’est l’anti-Da Vinci code. Car le professeur à la Sorbonne sait bien qu’un homme qui ressemble à une femme sur une peinture de la fin du Moyen Age ne signifie pas forcément qu’il s’agit d’une femme…

Le raisonnement de Patrick Boucheron se développe avec méthode. Il sait où il veut en venir, mais ne le dit pas trop vite. Il a compris en visitant seul la salle de la Paix que la fresque avait quelque chose de plus à dire que ce qu’elle montrait. Elle fait partie d’un tout, auquel le Palais public et le Campo de Sienne appartiennent. Conjurer la peur. Le titre dit pratiquement tout. « Le gouvernement des Neuf n’est ni plus vertueux ni plus éclairé qu’un autre : il est seulement en danger. Il tente de se maintenir, sous pression populaire, et commande la fresque non pour exalter la sagesse de son pouvoir, mais pour donner à voir la dispute civile, la discorde fondatrice de l’ordre politique. »

On expose donc Sienne comme une cité idéale qu’il faut préserver. Si la campagne a l’air paisible, on sait que la guerre n’est jamais loin et que les démons de la dialectique peuvent vite faire sombrer la ville dans l’enfer politique. « Nous sommes devant la part mauvaise de la fresque de Lorenzetti comme face à nos peurs. » En révélant tous les devenirs possibles de la ville, elle fait prendre conscience de la fragilité du pouvoir.

La peur qu’il faut conjurer, ce n’est pas la tyrannie ou les ravages de la guerre, mais la séduction de la seigneurie, donc l’autorité d’un seul contre le gouvernement des Neuf. Lorenzetti rend visible ce qu’un texte ne dirait pas avec une telle évidence. « Il n’y a de politique que dans la pensée raisonnable et consciente d’une alternative. » La peinture nous montre quelque chose que nous ne voyons pas, mais que nous pouvons ressentir. Elle nous oblige à prendre position devant l’image, un peu comme nous le ferions avec la politique. Voilà pourquoi cette fresque du XIVe nous est encore contemporaine dans ce qu’elle nous raconte de nous-mêmes. C’est ce qui fait le sel de ce livre, superbement écrit, qui invite à rêver sur l’histoire, sur l’art et donne des envies de Toscane. Laurent Lemire

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