Rares sont les éditeurs, en France comme à l’étranger, à s’être lancés dans l’aventure complexe du livre adapté aux déficients visuels. En effet, son coût, la taille de l’embossage ou des gros caractères, la réflexion de l’adaptation et le temps de travail parfois entièrement manuel consacré à chaque livre font de ce secteur éditorial un milieu peu rentable et largement délaissé.
En plus d’une problématique financière, les éditeurs spécialisés dans le livre pour déficients visuels se heurtent à la difficulté de l’illustration. Si le texte est facilement retranscrit en braille et en gros caractères, malgré les contraintes que ceux-ci impliquent, l’adaptation d’une image, comme dans un album jeunesse, nécessite une véritable réflexion. Souvent réalisée par une personne voyante, elle peut rapidement devenir totalement incompréhensible pour un enfant aveugle ou malvoyant. En effet, celui-ci se représente l’illustration haptiquement, c’est-à-dire à travers la perception que lui renvoie le toucher manuel.
Si certains albums adaptés ne comprennent que des images tactiles, comportant des matières collées sur une page, un travail de recherche doit être réalisé en amont par l’éditeur afin que celle-ci devienne lisible pour sa cible. L’image ne doit plus être seulement une image tactile mais une image haptique ; souvent désuète à nos yeux de voyant, elle est pensée et travaillée pour être lue et reçue par les aveugles et les malvoyants.
C’est sur cette question d’adaptation que les éditions Les Doigts qui rêvent (1) poursuivent, sous la direction de leur fondateur Philippe Claudet, leurs recherches. La maison d’édition emploie, pour qualifier ses albums adaptés, l’expression novatrice "album tactile illustré". Des techniques comme le thermogonflage et le thermoformage y sont utilisées pour créer des surfaces surélevées et des contours en relief. La problématique du passage de la 3D à la 2D reste omniprésente. Lorsque le dessin n’est constitué que de contour en relief, l’ambiguïté entre la forme et le fond devient difficile pour l’enfant déficient visuel. Elle peut être atténuée par l’ajout de textures qui devront cependant être limitées à deux ou trois afin qu’il puisse les appréhender tactilement sans se fatiguer trop vite.
L’impression 3D
Mais comment peut-on figurer au mieux un objet que l’enfant aveugle n’a peut-être jamais touché dans la réalité et dont il n’a aucune notion ? A cette question, le nouvel espoir de l’impression 3D apporte des réponses. Si son coût la rend encore inaccessible à l’ensemble des foyers, nous pouvons imaginer sa démocratisation dans les années à venir et les nouveaux moyens de représentations qu’elle permettra.
Ainsi, lorsque l’éditeur spécialisé souhaitera imprimer un éléphant, il pourra produire un "éléphant objet" en trois dimensions et disposera alors de nouvelles possibilités d’adaptations pour le public déficient visuel. Au livre pourra être joint un kit ou un CD permettant l’impression 3D à domicile des objets illustrés ou cités dans l’histoire. L’enfant pourra alors prendre l’objet 3D à pleine main, le toucher, le reconnaître et l’assimiler beaucoup plus facilement.
Si le procédé d’impression 3D ou tridimensionnelle apparaît comme une nouvelle révolution industrielle, il nécessite néanmoins la possession de logiciels de conception assistée par ordinateur souvent coûteux. Pour réaliser une impression 3D, un objet est dessiné sur l’écran d’un ordinateur à l’aide d’un logiciel de CAO. Une imprimante spécifique reçoit le fichier 3D obtenu et le découpe en tranches. Elle dépose ou solidifie la matière couche par couche pour obtenir la pièce finale. L’empilement de ces couches crée du volume. Le plastique, la cire, le métal peuvent être utilisés comme matériaux.
Ce type d’impression est pour l’instant réservé aux professionnels, mais il tend à se démocratiser. Au Japon, Yahoo a mis à disposition une imprimante 3D dans une école primaire spécialisée dans la déficience visuelle. Les enfants lui demandent oralement ce qu’ils veulent obtenir et l’imprimante s’exécute. Ils peuvent ainsi "voir" à quoi ressemblent des objets ou des animaux qu’ils n’auraient peut-être pas pu connaître autrement. Le toucher prend tout son sens, et ce n’est qu’un début.
Une voix au bout du doigt
En 2014, les ingénieurs du Massachusetts Institute of Technology (MIT), situé à Cambridge, à proximité de Boston, présentent un appareil de lecture baptisé FingerReader (2). Il peut être porté sur l’index d’un déficient visuel. Il permet de se faire lire un texte imprimé sur papier ou proposé sur un écran d’ordinateur ou d’une liseuse. Une petite caméra scanne le texte que le doigt pointe. Un logiciel identifie les mots et une voix synthétique les restitue. Les déficients visuels ont parfois des difficultés à suivre une ligne droite imprimée. Aussi, FingerReader dispose de moteurs qui déclenchent une vibration au début et à la fin de la ligne de texte, ou quand le support est trop éloigné. Toutefois, même si le concept se révèle intéressant, des recherches complémentaires seront nécessaires pour passer du prototype à un mécanisme utilisable par tous, à un prix abordable.
En janvier 2014, l’université de Cambridge a annoncé avoir créé des cellules nerveuses de rétine par impression 3D : les recherches réalisées sur un animal sont un espoir pour les 246 millions de personnes souffrant de déficiences visuelles dans le monde. Les recherches semblent d’une part s’accélérer au niveau technologique et d’autre part en être à leurs balbutiements. Comment prévoir ce qui va pouvoir être inventé ? L’association de la médecine et de la technologie ne peut avoir qu’une énorme conséquence sur la vie des déficients visuels et leur mode de lecture en leur apportant de nouvelles perspectives.
L’album d’images tactiles est souvent créé par des particuliers, généralement des proches de l’enfant. Une imprimante 3D à domicile, comme il existe à l’heure actuelle une imprimante traditionnelle, pourra permettre, en suivant les conseils de certains éditeurs, de créer un livre personnel adapté (par exemple en revenant d’une promenade, à partir d’un événement familial, etc.).
L’imagination au pouvoir
Au-delà de l’impression 3D se développe un champ de recherche où l’imagination est au pouvoir : l’"impression 4D", toujours grâce aux recherches du MIT. Là, la finalité n’est plus l’impression en elle-même, qui devient une simple étape du processus de fabrication, mais le montage et l’évolution de l’objet selon les besoins. Un objet imprimé en trois dimensions pourrait s’assembler lui-même grâce à la 4D et à ses nouveaux matériaux intelligents. Plongé dans l’eau et avec le temps, il prendrait forme lui-même sous les yeux du consommateur. Il pourrait changer de couleur à la demande, sous l’effet de la voix, changer de taille, s’adapter à son environnement…
Il ne reste plus qu’à imaginer un livre personnalisé, changeant de couleur à la demande selon la pathologie visuelle de son lecteur, modifiant seul la taille des caractères face aux degrés de malvoyance.
Si le livre adapté et les nouveaux modes d’impression sont en pleine mutation, est-il désormais possible d’imaginer une nouvelle technologie qui intégrerait tous les sens humains dans un livre, et s’ouvrirait ainsi à tous les publics ?
(1) www.ldqr.org.
(2) www.3ders.org/articles/20140708-mit-3d-prints-fingerreader-to-help-the-blind-in-real-time.html.