Livres Hebdo - L’extraordinaire voyage du fakir qui était resté coincé dans une armoire Ikea de Romain Puértolas est dans la première sélection du prix Renaudot. Le Dilettante dans la course aux prix, ça n’est pas habituel. Que s’est-il passé ?
Dominique Gaultier - Je n’en sais rien. Il faudrait analyser quels sont les membres du jury qui sont à l’origine de cette sélection. Je pense que c’est Jérôme Garcin, qui m’avait envoyé un petit mail enthousiaste cet été en me disant qu’à son retour d’Avignon, où il s’était ennuyé, il s’était beaucoup amusé en lisant Puertolas. Mais comme je ne suis pas feu Jean-Marc Roberts, qui était un faiseur de prix, j’avoue ma totale incompétence dans cette course.
Comment expliquez-vous l’effervescence autour du livre ?
Je peux citer Cocteau ? « Ces mystères nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs. » Si j’ai une prétention, c’est celle de me dire que j’ai bon goût. Je choisis d’excellents textes, c’est le moins qu’on puisse faire quand on est éditeur. Mais ensuite, il faut être humble en ce qui concerne la réception du livre auprès des libraires, des journalistes, du public. Je cite toujours l’exemple de la rentrée littéraire 1999, où j’avais un premier roman de Frédéric Chouraki qui me semblait beaucoup plus facile à placer qu’un recueil de nouvelles d’une obscure auteure. Je me faisais beaucoup de souci pour cette débutante…
Cette « débutante », Anna Gavalda, ne l’est plus du tout et publie son prochain roman le 2 octobre, Billie. De quelle façon une petite structure comme la vôtre, avec cinq personnes, se prépare-t-elle à ce best-seller annoncé ?
Disons que c’est moins drôle que la première fois. On avait tiré à 1 999 exemplaires Je voudrais que quelqu’un m’attende quelque part. Pour Billie, j’étais parti sur un premier tirage très raisonnable, à 200 000. Mais très vite, nous avons été obligés de monter à 300 000, et de retirer 50 000 exemplaires début septembre rien que pour assurer une mise en place. Ça n’a plus rien à voir. A part ça, on est sereins. Ce qui est compliqué, c’est de prévoir l’achat de papier et de mobiliser un imprimeur. Nous continuons à faire nos livres en feuilles, c’est-à-dire cousus-collés, ce qui donne de beaux objets. Aujourd’hui, nous devons réimprimer le Fakir, et l’imprimeur nous dit que ces machines à feuilles sont monopolisées par le tirage d’Anna Gavalda. Mais que c’est bon d’avoir de tels embêtements !
Etes-vous toujours un petit éditeur ?
Ah oui ! Si on considère que je fais une quinzaine de livres par an au maximum, que j’ai conservé la maîtrise de ma diffusion, que je n’ai pas d’affreux actionnaires qui viennent me demander de leur rendre des comptes ou des dividendes, j’ai vraiment l’impression d’être un artisan. Vous savez que je suis toujours au standard de la maison, aussi.
Le succès vous a permis de racheter les anciens locaux de la librairie du Moniteur, à quelques pas de votre adresse actuelle. Qu’est-ce qui vous a décidé ?
Ça s’est fait un peu par hasard. Il se trouve que je connaissais très bien la directrice de la librairie du Moniteur, qui m’a annoncé la triste nouvelle. Je trouvais ces locaux assez pratiques. J’ai fait une proposition au propriétaire : étant déjà locataire à deux pas, un déménagement ne se justifiait pour moi que si je pouvais devenir propriétaire. Au début, il s’est récrié, puis il a accepté. Ce sera plus confortable, pour le personnel et pour les clients. Nous aurons environ 250 m2, sur trois niveaux avec un sous-sol pour notre réserve, et la librairie sera un petit peu plus grande, avec environ 100 m2.
Vous restez libraire d’occasion et d’ouvrages de bibliophilie. Comment a évolué le marché avec la concurrence d’Internet ?
C’est un peu compliqué. Avant, quand j’allais en province, je m’arrêtais dans une librairie, et j’arrivais à trouver des livres d’auteurs pas très connus à des prix relativement dérisoires. Le savoir que je possédais était valorisé parce que personne ne savait qu’Henri Calet était un auteur superbe. Aujourd’hui, un particulier qui trouve un livre chez sa grand-mère peut le mettre sur un site de vente aux enchères et attendre que les prix montent, sans rien savoir du livre. Ça m’énerve. Toutefois, pour un lecteur, il restera toujours le plaisir de venir discuter avec le libraire. Il accepte de payer un peu plus cher parce qu’il a affaire à un connaisseur et qu’il y a un échange. A Montolieu, le village du livre où je fais le bouquiniste l’été, les gens qui cherchent un livre précis n’ont plus besoin de prendre leur voiture et de faire le tour d’une quinzaine de librairies avec l’hypothétique espoir de le trouver. Mais je reste persuadé qu’on ne peut pas se contenter de passer sa vie devant un écran, c’est triste. Et le plaisir du livre d’occasion, c’est de trouver un livre qu’on ne cherche pas. A Montolieu, je dis toujours aux gens : « Ici ce n’est pas vous qui trouvez le livre, c’est le livre qui vous trouve. »
En tant qu’éditeur, vous avez découvert des auteurs qui sont ensuite partis dans de grandes maisons pour avoir une diffusion plus large. N’avez-vous pas les moyens aujourd’hui de les retenir ? Est-ce d’ailleurs votre objectif ?
J’ai toujours considéré les relations auteur-éditeur comme une relation amoureuse. Au départ, il y a un coup de foudre, je trouve un texte merveilleux, l’auteur trouve un éditeur qui trouve son texte merveilleux, donc on s’aime. C’est une lune de miel qui va continuer plus ou moins longtemps. En ce moment, avec Puertolas, c’est sûr qu’on s’aime, tout va bien. Et puis après, comme dans tous les couples, on s’agace parce que l’autre n’a pas rebouché le tube de dentifrice. Qu’est-ce qu’on fait ? Si on ne s’entend plus, on ne peut pas maintenir artificiellement une relation. Mais il faut aussi faire un effort, que l’auteur comprenne que ce n’est pas toujours notre faute si un livre ne marche pas. L’éditeur, lui, doit comprendre qu’à un moment l’auteur a besoin de publier un texte un peu bancal. Voilà, ce sont des petites concessions, comme dans un couple.
En revanche, vous pouvez leur promettre aujourd’hui de meilleures ventes.
Là, je peux avoir pris la grosse tête : j’ai les preuves palpables que l’on n’a pas besoin d’être adossé à un énorme groupe pour vendre un livre. On peut faire aussi bien que Lattès. Mais il faut être honnête : je ne peux pas promettre le Goncourt à un auteur. La seule chose que l’on donne aux auteurs, c’est une sorte de label de qualité. Si je les publie, ce n’est pas parce que je veux gagner de l’argent sur leur dos, mais parce que j’aime ce qu’ils écrivent et que j’ai envie de le faire partager. Mon luxe suprême, c’est que je peux refuser Cinquante nuances de « gris » ou Dan Brown. ça vaut le coup de rester petit !
Vous proposez la version numérique de vos livres à 50 % moins cher que le papier. Cette option vous paraît-elle concluante aujourd’hui ?
Sur ce sujet, je préfère que ce soit Claude Tarrène [directeur commercial, NDLR] qui vous réponde.
Claude Tarrène : Oui, l’option est concluante, parce qu’elle donne un message qui est de valoriser le prix du papier. De plus, c’est la réalité des pratiques à l’étranger où les fichiers sont vendus au prix du poche. Nous ne mettons pas de DRM, seulement du watermarking [empreinte numérique, NDLR], dans un esprit ouvert. Nous sommes en train de négocier avec Apple, Fnac, Kobo, qui pensaient qu’on avait lâché la distribution numérique au profit de notre distributeur, ce que nous n’avons pas fait. La protection et les prix élevés ne sont pas justifiés. Mais tout va évoluer très vite.
Dominique Gaultier : En plus, Gavalda nous impose le prix de la version numérique de son nouveau livre, 5 euros. Il reste que je suis un amoureux du livre. Le numérique ne m’amuse pas vraiment, heureusement qu’il y a la modernité avec Claude Tarrène…
Vous préférez rester un libraire-éditeur ? Ce modèle vous semble-t-il toujours pertinent ?
Pour en rester aux relations amoureuses, je préfère avoir rendez-vous avec une fille dans un bar que d’aller sur Meetic ! Quand j’ai commencé, j’avais un discours révolutionnaire. Mais en fin de compte, après toutes ces années, je m’aperçois que je défends la tradition : le livre cousu-collé, avec rabats, la librairie-édition, ça a du bon. Les éditeurs lâchent sur beaucoup de choses. Or ce qui m’intéresse dans ce métier, c’est d’être en contact avec un créateur. L’idée de passer par un agent pour pouvoir publier un auteur ne m’intéresse pas. Je préfère ne pas. Tant pis. Ce que j’aime, c’est l’aventure Puertolas : c’est ça le métier d’éditeur.