"Je n’ai malheureusement pas de boule de cristal pour deviner l’avenir", plaisante Philippe Lahille, directeur éditorial du groupe Piktos. Pour prévoir le futur de l’édition ésotérique, mieux vaut observer ses acteurs plutôt que de s’en remettre aux oracles, consulter le pendule ou se faire tirer les cartes. Patient, assidu, constant, innovant quand il le faut, prudent lorsque c’est nécessaire. Sage. C’est peut-être l’adjectif qui convient le mieux au monde des éditeurs d’ésotérisme en France. Attentifs aux changements qui secouent l’édition et la librairie, les professionnels du secteur cherchent en eux ou autour d’eux les solutions qui leur feront vendre des livres demain. Beaucoup craignent la disparition des librairies spécialisées. Alliés précieux, comme La Cornaline, La Librairie de l’inconnu à Paris, ou celles du réseau Aleph, ces points de vente assurent une stabilité aux éditeurs dans un marché fluctuant où le best-seller se fait rare. "Dans les années 1970, il y avait 7 librairies spécialisées en France dont 5 à Paris. Pendant les années 1990, ce chiffre est monté à 250. Aujourd’hui, il y en a moins d’une cinquantaine sur tout le territoire. Le phénomène est retombé comme un soufflé", observe l’éditeur Guy Trédaniel, leader du secteur, qui rappelle que les libraires ont vieilli et n’ont pas trouvé de successeurs, comme Le Graal qui a fermé ses portes en octobre 2014 faute de repreneur.
Heureusement, les librairies généralistes comme les grandes surfaces culturelles s’ouvrent de plus en plus à la production ésotérique. Chez DG Diffusion, où l’ésotérisme pur (sciences occultes, magie, voyance, chamanisme) représente 15 % du catalogue, Sophie Barthélémy a vu le secteur muter : "Nous avons noté l’émergence progressive de rayons dédiés dans des librairies qui ont longtemps boycotté cette production, ou bien au sein de la Fnac, chez Cultura ou au Furet du nord." L’arrivée des éditeurs généralistes et de gros diffuseurs sur ces anciennes niches a eu un double effet, selon la responsable du secteur livres de DG. "D’une part, beaucoup de maisons d’édition se sont mises à publier des grimoires ou des collections éso à petit prix et, d’autre part, nous avons senti que les libraires généralistes ont eu du mal à assimiler cette nouvelle surproduction. Il y a une quête de formation de leur part sur ce nouveau segment."
Cette tendance a incité le diffuseur à repenser ses stratégies commerciales. Jouant sur sa bonne connaissance du secteur, DG Diffusion réalise depuis deux ans un lourd travail de refonte de son catalogue ésotérisme. "Tous les argumentaires ont été complètement réécrits. Nous avons travaillé sur les mots-clés, les accroches, le contenu des biographies ou des résumés. Nous avons fait de la pédagogie", explique Sophie Barthélémy. Un toilettage marketing utile qui a permis au diffuseur et à ses éditeurs de gagner en visibilité dans de nombreux points de vente.
Nouveau lectorat
Concurrencés par les généralistes, les libraires spécialisés sont confrontés à de nouveaux défis. L’arrivée d’une clientèle novice, en demande d’explications, de conseils, de mises en lumière, interpelle ces libraires, habitués à traiter avec des clients initiés. Ce lectorat est, de plus, particulièrement visé par la production éditoriale qui s’oriente vers la vulgarisation. C’est notamment l’une des lignes directrices du catalogue ésotérique de Larousse, dirigé par Catherine Delprat. "Nous n’éditons pas de l’ésotérisme pur et dur mais plutôt des livres légers, sympathiques, positifs, avec une dimension humoristique, tout en nous assurant des auteurs reconnus", explique l’éditrice, qui publiera en 2016 un cahier de coloriages sur le chamanisme ainsi qu’un ouvrage sur la chirologie (l’étude des liens entre la forme ou les plis des mains et l’état physique ou psychique). Larousse a également lancé à la rentrée une nouvelle collection de petits ouvrages astrologiques : 12 livres pour 12 signes, tirés chacun à 10 000 exemplaires. Dans la même veine décomplexée, First publiera le 26 novembre L’ésotérisme pour les nuls de Jack Chaboud. Marabout prévoit plusieurs titres en spiritualité dont, en ce début novembre, des versions à petit prix d’A la recherche de la paix perdue du père Christopher Jamison et de Vous avez l’immense pouvoir de changer votre vie de Chantal Rialland, ainsi que, fin décembre, Créer et colorier ses mandalas.
Pratique, peu cher et propice à l’initiation à une discipline, le format poche - ou petit livre - est de plus en plus adopté par les éditeurs spécialisés, qui y voient un produit d’appel. Pour Anne-Laure Le Lidec, directrice générale de Bussière, qui publie entre 2 et 3 nouveautés par mois, il était temps d’adopter une stratégie commerciale adaptée au portefeuille de ses clients. "Nous avons réalisé cette année un travail sur les produits accessibles et notamment sur le format de la collection "Mon cahier de numérologie" avec la publication de Alors ? Faits l’un pour l’autre ? qui a trouvé un bel écho en librairie", souligne-t-elle. Prochainement, la maison lancera une nouvelle collection de titres à 6 euros dont le premier est prévu ces jours-ci. Baptisée "Rituels actifs de dénouement", elle hébergera des ouvrages de prières de magie blanche sur les difficultés de voisinage, les soucis au travail, en famille, etc. Très dynamique, la maison octogénaire a rapatrié depuis un an et demi une partie de la fabrication, comme la PAO et le graphisme. Dans le but de rationaliser ses efforts, elle passera bientôt au logiciel Edilivre puis prévoit la refonte de son site Web marchand pour janvier. "Tout ça afin d’optimiser et de libérer du temps pour le travail éditorial. Et ça marche : nous avons économisé du temps, retrouvé le plaisir de l’artisan, gagné en qualité relationnelle", constate l’éditrice, qui souhaite développer à l’avenir la partie santé et bien-être de son catalogue. Dans ce sens, elle publiera en novembre Formidables citrons ! dans la lignée de Formidables chlorures ! paru en septembre. Après avoir lancé en octobre son premier livre grand public sur le feng-shui, L’énergie du bien-être, Anne-Laure Le Lidec fera paraître en 2016 les trois tomes d’un ouvrage sur le reiki, signé par un maître du genre. Dans cette veine à la frontière de la santé et de l’ésotérisme, le groupe Trédaniel prévoit pour le 11 janvier, sous la marque Médicis, L’eau et le sel, source de vie de Barbara Hendel, ainsi que des ouvrages de numérologie dans une approche thérapeutique centrée sur l’énergie des chiffres. Au carrefour de la santé, de la psychologie et de l’ésotérisme, Trajectoire a publié une trilogie de Gilles et Rose Gandy sur La médecine symbolique, Les entités et parasites énergétiques et les Possessions et maladies karmiques, et prépare pour le premier semestre 2016 une Enquête sur 150 ans de parapsychologie de Renaud Evrard.
Le magnétisme attire
Ce brouillage des frontières entre la santé, le bien-être et l’ésotérisme caractérise l’évolution du secteur. Si les anges, l’astrologie et l’alchimie sont un peu passés de mode, les publications sur le magnétisme et la radiesthésie ont le vent en poupe. Hachette Pratique s’est pris au jeu en publiant en avril dernier Et si vous étiez magnétiseur ? de Nathalie Ferron. Grancher réédite en novembre Le magnétisme au quotidien de Mag Thévenin. Exergue est satisfait du succès du témoignage, paru en début d’année, Le magnétisme, quand l’énergie guérit de Florian Lucas, ex-officier de la police judiciaire devenu magnétiseur. Chez le même éditeur, Développez vos potentiels énergétiques de Serge Boutboul est aussi un beau succès : il s’est écoulé à 6 000 exemplaires depuis sa parution fin juin, et est en cours de réimpression pour la troisième fois. Trajectoire prépare de son côté la réimpression de Coupeurs de feu et panseurs de secrets de Jean-Luc Caradeau, un manuel pratique publié en septembre et très bien accueilli par les lecteurs. Début 2016, l’éditeur publiera Nouvelles découvertes sur l’au-delà de Hans Otto König et Anna Maria Wauters. "Les frontières bougent et nous sommes amenés à publier des ouvrages sur les neurosciences, le fonctionnement du cerveau, la physique quantique pour expliquer les phénomènes paranormaux. Il y a un souhait des lecteurs d’aborder de façon plus scientifique ce qui les dépasse", analyse Philippe Lahille, du groupe Piktos. Cette mutation de la production crée la confusion au moment de placer le livre en rayon. "Tout le monde s’y perd car les classements restent très artificiels", analyse Guy Trédaniel. Penser en amont l’ouvrage et sa couverture selon le rayon visé est devenu indispensable. "Lorsque nous avons publié La preuve par l’âme de François de Witt, nous avons longtemps débattu sur le mot âme et sur ce que son choix pouvait impliquer en librairie", se souvient-il.
D’autres, comme Florent Massot chez J’ai lu, ont décidé de retravailler les couvertures de leur collection spécialisée pour plus de clarté. "Nous allons tenter de les rendre plus attractives et rassurantes, car l’ésotérisme peut être un peu angoissant. Dans notre société anxiogène, il vaut mieux vendre des livres qui font du bien plutôt que des livres générateurs d’anxiété", note l’éditeur d’"Aventure secrète". Même discours chez Trédaniel, qui travaille ses quatrièmes de couverture dans l’optique de ne pas rebuter le grand public.
Proposer un accompagnement
Tout ce travail de vulgarisation passe donc par la commercialisation de produits d’appel, le choix de thématiques transversales, les réorientations marketing, mais aussi par "le travail des auteurs", comme le rappelle Guy Trédaniel. Pour l’éditeur, un bon livre est avant tout un bon auteur, à savoir un auteur dynamique et communicant. "Dans le domaine ésotérique, le public est en demande d’un interlocuteur. Il veut avoir en face de son livre un auteur compétent, qui se bouge, fait des conférences, propose des stages, donne des clés de compréhension", analyse sa femme, l’éditrice Claudia Trédaniel. La maison d’édition budgète ainsi la venue de ses auteurs à Paris pour la promotion. "Cela permet à des livres qui ne sont pas forcément des best-sellers de se vendre de manière régulière et de continuer à vivre dans le temps. La signature en soi n’a plus de poids, il nous faut proposer des activités complémentaires", poursuit l’éditrice. De nombreux éditeurs parient donc sur des auteurs qui ont un blog ou bénéficient d’une certaine crédibilité dans leur domaine. Le channeling et le chamanisme sont ainsi des domaines qui se développent autour de superstars comme don Miguel Ruiz, auteur des Quatre accords toltèques (Jouvence). Trédaniel a publié en 2010 Lecinquième accord toltèque avant de lancer en juin 2015 Mon ami le serpent à sonnettes signé don José Ruiz, le fils de don Miguel Ruiz. En octobre, ce dernier a également publié L’art de vivre et de mourir des Toltèques. Lancé à 15 000 exemplaires, il relate l’expérience du chaman mexicain survivant à une crise cardiaque, et son chemin spirituel entre la vie et la mort.
Entre ésotérisme et spiritualité, le chamanisme séduit aussi les éditeurs généralistes. En février, Pygmalion publiera ainsi Chamane : l’âme a également besoin d’être surprise dans ses désirs, qui relate le voyage spirituel en Amazonie de la journaliste Géraldine Correia. Juste avant, Fayard programme Devenir chamane, un récit autobiographique contant l’initiation chamanique d’une psychologue occidentale. Vega livrera en début d’année Le chamane intérieur, un manuel pour améliorer son quotidien et pratiquer la métamorphose chamanique. Chez La Martinière, la collection "Expériences extraordinaires" accueille depuis le printemps 2013 les expériences spirituelles. Après L’énigme des rêves de Carine Anselme en mai, elle a accueilli en septembre Qui sont les anges gardiens ? de Samuel Socquet. Penser le monde à travers ses composantes spirituelles est aussi au cœur des publications des éditions Les Deux Océans, passées dans le giron du groupe Trédaniel en 2015. Cette maison spécialisée dans les textes sur la connaissance de soi issus des traditions d’Orient et d’Occident se relance en 2016 avec des nouveautés et la réédition de titres épuisés.
Long-sellers
Fer de lance d’éditeurs comme Dervy ou MdV, la franc-maçonnerie reste l’un des segments les plus actifs de l’édition ésotérique, fournisseur de long-sellers et porte d’entrée pour de nouveaux lecteurs. Chez Dervy, La symbolique maçonnique de Jules Boucher, publié en première édition en 1948, s’écoule à 3 000 exemplaires par an. Cette année, la maison espère faire de sa nouveauté L’utopie maçonnique un nouveau titre de fonds. Signé Céline Bryon-Portet, directrice des travaux de recherche au Laboratoire d’études et de recherches appliquées en sciences sociales (Lerass) à l’université de Toulouse, il s’est déjà écoulé à 3 000 exemplaires depuis sa parution en avril. Abondante, la production continuera avec la publication des Trois secrets des francs-maçons enfin révélés de Gilles Pasquier (janvier), tandis que Dervy poursuivra "Les outils maçonniques du XXIe siècle : la collection qui pose des questions", des petits livres qui répondent aux interrogations sur la vie maçonnique, avec 10 titres prévus et des opérations commerciales en fin d’année. Le groupe Piktos publiera en 2016 Franc-maçonnerie et compagnonnage de Jean-François Blondel puis Franc-maçonnerie et tarot de Marie Delclos. Du côté des généralistes, Albin Michel a laissé Emmanuel Pierrat expliquer Les francs-maçons sous l’Occupation : entre Résistance et collaboration (3 février), et Fayard dévoilera en novembre Ces francs-maçons qui ont fait (ou pas) la République de Jacques Ravenne et Laurent Kupferman.
L’ésotérisme et la spiritualité en chiffres
L’ésotérisme français passe les frontières
Les éditeurs exportent beaucoup dans les Dom et les pays francophones.
La particularité du livre d’ésotérisme, c’est qu’il s’exporte bien. Les productions françaises ont des lecteurs en Haïti, en Afrique ou en Martinique par exemple. Mais cette diffusion des catalogues en dehors de la métropole est une réalité, pas toujours simple à gérer. L’export passe en partie par les diffuseurs-distributeurs tels que DG Diffusion qui compte 150 clients dans les Dom et en Afrique, et vient d’adhérer à La Centrale de l’édition pour développer ces marchés. "Nous vendons 7 500 références différentes et nos meilleurs magasins en ont entre 2 700 et 1 700 en fonds permanents. Les territoires les plus demandeurs aujourd’hui sont la Martinique, la Réunion, la Nouvelle-Calédonie et la Côte d’Ivoire. Comme les coûts de transports sont élevés, les commandes ne sont pas régulières mais sont importantes, de l’ordre de 400 livres par envoi", constate Eric Duperier, responsable des ventes chez DG.
Les libraires francophones passent donc généralement commande chez plusieurs diffuseurs puis la centralisent chez un transitaire comme Saga France. Beaucoup préfèrent s’adresser directement aux maisons françaises, comme le remarque Guy Trédaniel qui traite en direct avec ses clients à l’étranger. Selon l’éditeur, le Sénégal, Madagascar, l’île Maurice et La Réunion sont de gros consommateurs d’ouvrages de franc-maçonnerie, tandis que les Antilles et l’Afrique francophone s’intéressent plus aux titres de magie blanche, d’animisme et d’occultisme. Un constat partagé par ses collègues comme Philippe Lahille du groupe Piktos. "Il y a toujours eu dans les pays d’Afrique francophone d’importantes librairies ésotériques qui vendent beaucoup de magie, de spiritualité et de livres sur la Rose-Croix (un ordre hermétiste chrétien)", constate l’éditeur. Mais sans représentants qui les démarchent, ces pays "ne sont pas des marchés qui s’étendent", prévient Anne-Laure Le Lidec, chez Bussière. Pour l’éditrice, qui entretient son réseau francophone à coups de mails et de relances téléphoniques, le marché le plus important reste les Antilles avec des commandes de 5 à 10 bordereaux par an et par client.
Les grands esprits se rencontrent
L’année 2015 a été faste pour Patricia Darré. La médium superstar de Michel Lafon domine les meilleures ventes avec L’invisible et la science : quand les scientifiques rencontrent l’au-delà, et s’offre la première place du classement. Dans son livre, Patricia Darré réunit des experts en histoire, psychologie, archéologie et physique quantique pour débattre de la médiumnité. Ses deux précédents ouvrages, repris en poche par J’ai lu, Les lumières de l’invisible et Un souffle vers l’éternité, se placent en 2e et 3e positions. Autre figure médiatique publiée par Michel Lafon, le mentaliste Viktor Vincent a réalisé un beau score en librairie avec Les secrets du mentaliste, qui se hisse à la 15e place. Omniprésent dans le classement, J’ai lu a conquis les lecteurs d’ésotérisme avec des titres à la frontière de la science comme La preuve du paradis : voyage d’un neurochirurgien dans l’après-vie… un document d’Eben Alexander qui s’inscrit à la 9e place, ou Le corps quantique de Deepak Chopra, à la 28e. L’éditeur de poches est aussi le leader sur l’angéologie avec des ouvrages comme Les familles d’âmes de Marie-Lise Labonté (13e place), Messages de vos anges : ce que vos anges veulent que vous sachiez de Doreen Virtue (16e place) ou Communiquer et guérir avec les anges (24e). Belle performance également pour les dictionnaires en grand format : le Dictionnaire des symboles, publié par Robert Laffont, se place en 36e position, et Le nouveau dictionnaire de l’impossible de Didier van Cauwelaert (Plon) s’offre la 10e place. Enfin, deux éditeurs spécialisés percent entre les généralistes : Bussière avec ses Prières merveilleuses : pour la guérison de toutes les maladies (34e) et Exergue avec le livre plébiscité de Serge Boutboul, Développez vos facultés psychiques et spirituelles (39e).