Après une longue bataille menée contre Google toujours en cours avec l’appui de l’Autorité de la concurrence, les éditeurs de presse poursuivent leur croisade, cette fois contre le réseau social X. Bien qu’ils aient obtenu, le 23 mai dernier, une victoire importante devant le juge des référés, ils déplorent que Twitter (la personne morale n’ayant pas été renommée après l’arrivée d’Elon Musk) n’ait pas respecté les injonctions du juge des référés et relancent leur action devant le Tribunal judiciaire de Paris. Pour mieux comprendre les enjeux de ce nouveau litige, revenons sur l’émergence du droit voisin et les difficultés rencontrées depuis sa création.
Le droit voisin des éditeurs de presse résulte de la directive UE 2019/790 sur le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique, transposé aux articles L. 218-1 à L. 218-5 du code de la propriété intellectuelle (ci-après « CPI ») par la loi n° 2019-775 du 24 juillet 2019 tendant à créer un droit voisin au profit des agences de presse et des éditeurs de presse.
Ainsi, le droit voisin a pour objectif de permettre aux éditeurs de presse de bénéficier d’un droit exclusif sur « toute reproduction ou communication au public totale ou partielle de [leurs] publications de presse sous une forme numérique par un service de communication au public en ligne » (CPI, art. L. 218-2).
La création d’un tel droit pour les éditeurs de presse, qui vient s’ajouter au droit d’auteur protégeant déjà les articles de presse en tant qu’œuvres de l’esprit, a pour objectif de rééquilibrer le rapport économique entre les acteurs professionnels de la presse et les grands acteurs du numériques tels que Google ou X qui proposent des services d’agrégation et de diffusion de contenus des éditeurs de presse sans rémunération pour ces derniers.
C'est ainsi en réaction à la pratique des moteurs de recherche et plateformes qui agrégeaient les informations produites par les agences et éditeurs de presse que le législateur a créé ce nouveau droit. Désormais, en contrepartie des exploitations en ligne des publications de presse, une rémunération doit être reversée aux éditeurs et agences de presse qui ont investi dans la production de ces contenus.
La rémunération, prévue par la loi, doit être calculée sur les recettes directes et indirectes générées par l’exploitation des contenus ou, à défaut, être forfaitaire. Elle doit tenir compte des investissements réalisés par les éditeurs, de leur contribution à l’information et de l’importance de leur utilisation par les plateformes.
« Le nombre d’accords de rémunération au titre du droit voisin reste tout à fait marginal »
Pour s’assurer de l'effectivité de ce droit, le législateur a ajouté que ces « services de communication au public en ligne » devaient fournir aux titulaires de droits tous les éléments d'information relatifs aux utilisations des publications de presse par leurs usagers, ainsi que les éléments nécessaires à une évaluation transparente de cette rémunération (CPI, art. L. 218-4, al. 3).
Pourtant, comme le souligne le rapport de l’Assemblée nationale n°4902 déposé le 12 janvier 2022, deux ans après sa promulgation, « le nombre d’accords de rémunération au titre du droit voisin [restait] tout à fait marginal » et rares étaient les éditeurs ayant perçu une rémunération.
La principale difficulté réside dans la structure du marché : les éditeurs de presse, dépendants des plateformes pour leur visibilité, se retrouvent face à des géants du numérique comme Google ou X, capables de faire pression en brandissant la menace de désindexation.
C’est précisément la stratégie adoptée par Google lors de l’entrée en vigueur du droit voisin, proposant une licence gratuite en échange du maintien des articles dans son service Google Actualités.
Premier affrontement : Google et le droit de la concurrence
Face à ces pratiques, les éditeurs ont saisi l’Autorité de la concurrence, invoquant un abus de position dominante qui a pour effet de détourner le principe même du droit voisin en imposant un système de licence gratuite aux éditeurs de presse pour éviter la désindexation.
L’autorité de la concurrence a tout d’abord prononcé en avril 2020, des mesures d’urgence visant à contraindre par injonction Google à mettre en œuvre une négociation de bonne foi avec les éditeurs de presse, en vue de formuler une proposition financière pour l’utilisation des contenus protégés des éditeurs et agences de presse. L’Autorité de la concurrence a constaté en juillet 2021, le non-respect de ces injonctions, condamnant Google à une amende de 500 millions d’euros.
Puis, dans sa décision au fond cette fois et non sur les mesures d’urgence, l’Autorité de la concurrence a considéré par sa décision du 21 juin 2022 que Google était susceptible d’avoir abusé de sa position dominante (i) en imposant des conditions de transaction inéquitables et discriminatoires aux éditeurs et agences de presse, et (ii) en contournant la loi sur les droits voisins.
Pour répondre à ces préoccupations de concurrence, Google proposait alors de s’engager pendant cinq ans à négocier de bonne foi avec les éditeurs et agences de presse pour toute reprise de contenus protégés sur ses services, à communiquer les informations prévues à l’article L. 218-4 du CPI permettant une évaluation transparente de la rémunération proposée par Google et à prendre les mesures nécessaires pour que les négociations n’affectent ni l’indexation, ni le classement, ni la présentation des contenus protégés.
Cependant, face à l’inertie de Google, l’Autorité de la concurrence a sanctionné, le 15 mars 2024, par une amende de 250 millions d’euros la société Google pour avoir méconnu ses engagements, notamment son obligation de négocier une offre de rémunération selon des critères transparents, objectifs et non-discriminatoires dans un délai de trois mois et n’a pas communiqué de manière complète les informations nécessaires à l’évaluation transparente de la rémunération des agences et éditeurs, pour mener à bien une telle négociation.
C’est ainsi la quatrième décision de l’Autorité de la concurrence rendue en quatre ans sur ce dossier. En quatre ans, les sanctions cumulées dépassent 750 millions d’euros, un montant dérisoire au regard du chiffre d’affaires de Google, insuffisant pour assurer l’effectivité du droit voisin.
Deuxième combat : le réseau social X et la saisine directe des tribunaux
Constatant les limites du recours à l’Autorité de la concurrence, les éditeurs de presse ont décidé de saisir directement les tribunaux afin d’assurer l’effectivité de leur droit voisin, cette fois contre le réseau social X.
À compter de 2020, les éditeurs de presse et l’AFP se sont rapprochés de Twitter pour que soit mis en place ce nouveau dispositif de rémunération. Au terme de trois années d'échanges infructueux et alors qu'aucun élément visé par le CPI n'a été fourni aux titulaires de droits, l'AFP, Le Figaro, Le Monde, le Nouvel Obs, Télérama, le Courrier international, Malesherbes Publications et le Huffington Post assignaient les sociétés Twitter irlandaise et française sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile - qui permet d'obtenir en référé des mesures d'instruction in futurum – afin d’obtenir l’ensemble des éléments nécessaires à l’évaluation de la rémunération qui leur est due au titre du droit voisin
Le 23 mai 2024, le juge des référés du Tribunal judiciaire de Paris a ordonné au réseau social de communiquer dans un délai de deux mois, notamment : le nombre d'impressions et le taux de clics sur impression en France sur « X », le nombre moyen d'engagements (retweet, citations, réponses, j'aime, partages et clics), les recettes publicitaires de la société au titre de la plateforme « X » et la description du fonctionnement des algorithmes de « X » conduisant à afficher en France les publications.
À défaut de transmission, la société Twitter s’exposait à une astreinte de 2 000 euros par jour de retard si elle ne transmettait pas les éléments à l'AFP et de 3 000 euros par jour de retard si elle ne les transmettait pas aux éditeurs de presse, soit un montant de 900 000 euros à la charge du réseau social X.
Inefficacité des mesures juridiques
Malgré cette décision, les éditeurs dénoncent aujourd’hui le refus persistant de X de s’y conformer, accusant le réseau social de vouloir échapper à ses obligations légales.
Les éditeurs de presse peinent donc à obtenir gain de cause notamment sur les éléments nécessaires pour permettre l’évaluation de leur rémunération qui leur est due au titre du droit voisin. Le nerf de la guerre entre les éditeurs de presse et les géants du numérique réside dans les revenus publicitaires générés par la diffusion des contenus des éditeurs de presse
Le droit – et la sanction financière – peine pour l’instant à trouver efficacité pour que les géants du numérique se conforment aux dispositions relatives au droit voisin, notamment l’utilisation publicitaire des contenus de presse.
Face à l’inefficacité des mesures juridiques, une intervention politique pourrait s’imposer. Aux États-Unis, la menace d’un démantèlement de Google est une option envisagée pour réduire son pouvoir de marché. En Europe, une régulation renforcée pourrait également être nécessaire pour garantir l’application effective du droit voisin.
Accorder un droit est une chose, garantir son application effective en est une autre.