Au fond, si l'on en croit Édouard Louis, Édouard Louis n'existe pas. C'est une créature augmentée, entièrement fabriquée, collectivement et au prix de combien d'efforts, de souffrances physiques et morales, à partir d'un certain Eddy Bellegueule. Lequel est mort, puisque ses papiers d'identité, nom et prénom, ont été officiellement modifiés.
Même s'il n'en finit pas de lui revenir, avec même, à la fin du présent récit, une évidente et touchante nostalgie pour son enfance affreuse (mais peut-être pas si privée que cela d'affection, notamment paternelle), Édouard Louis a, depuis son premier livre (En finir avec Eddy Bellegueule, Seuil, 2014), largement raconté Eddy Bellegueule et les siens. Peut-être même n'en fera-t-il jamais le tour.
Car, d'un livre à l'autre, Changer : méthode pouvant être considéré comme le quatrième volume d'un vaste cycle autofictionnel, l'écrivain affine les caractères des personnages (la mère et le père, jamais nommés, mais à qui ce texte est adressé), précise des épisodes, introduit d'autres acteurs de cette tragi-comédie - ici, toutes celles et ceux qui l'ont aidé à se métamorphoser, à se « sauver », d'une manière ou d'une autre, intellectuelle, affectueuse, matérielle ou les trois mêlées -, voire rectifie des faits, confesse ses éventuels mensonges. D'où, en italiques, des didascalies sur le récit, des autocritiques, et deux entretiens imaginaires avec lui-même afin de faire le point sur certains épisodes, à un moment important : le départ de son village pour Amiens, qui lui a sauvé la vie, puis la montée à Paris, conquérante, les études brillantes, les débuts douloureux dans l'écriture...
Transformations
Il y a aussi, comme dans certains de ses livres précédents, in-texte, ces photos d'amateur en noir et blanc, touchantes, destinées à prouver la véracité de tout cela, au lecteur certes, mais peut-être aussi à l'auteur lui-même. Si Eddy Bellegueule n'existe plus, du moins en apparence et aux yeux des autres - sauf de sa famille, sans doute -, il est toujours là, quelque part, tapi au plus profond de son être. « J'ai décidé de tout transformer en moi », écrit Édouard Louis. On peut changer son nom, sa dentition, l'implantation de ses cheveux, ses manières, ses vêtements, sa classe sociale (« Je voulais réussir par vengeance »), on ne change pas son cœur. D'ailleurs, à un moment, alors que tout lui a réussi, qu'il est écrivain, célèbre, traduit, propriétaire, il craque et s'enfuit un temps aux États-Unis.
Édouard Louis salue ici Pascale Boulnois, Stéphanie Morel, Aude Detrez, Martine Coquet, Babeth, bibliothécaires, documentalistes ou enseignantes, qui ont pris Eddy Bellegueule sous leur aile ; Elena et sa mère Nadya, qui l'ont accueilli, dégrossi, à Amiens ; ses amants/amis, riches, cultivés, généreux, Ludovic notamment ; son modèle et maître Didier Eribon, celui de Retour à Reims, et son compagnon Geoffroy, devenus sa famille. Ils sont tous les docteurs Frankenstein de ce mutant qui écrit des livres hybrides, rageurs, tendres, impudiques, politiques... « Pour exister », bien sûr, mais surtout pour retrouver le temps perdu. Si moche soit-il.
Changer : méthode
Seuil
Tirage: 60 000 ex.
Prix: 20 € ; 352 p.
ISBN: 9782021483048