Longtemps la France a été ce pays où régnait la politesse, où dans la "petite Cour" d’un salon tenue par une femme, des convives des deux sexes se mélangeaient et conversaient. L’esthétique de ces assemblées était héritée d’une longue tradition courtoise où le chevalier rendait hommage à sa belle dame. Vint la Révolution, une modernité qui a arasé des hiérarchies aussi subtiles qu’aliénantes. Le combat pour l’égalité s’est poursuivi, le féminisme a progressé : le droit de vote mais aussi la pilule, l’avortement, on a reconnu aux femmes la maîtrise de leur corps. Avec Simone de Beauvoir on a appris que ni la conjugalité ni la maternité, comme tant d’autres qualités attribuées au "deuxième sexe", n’étaient un destin : "On ne naît pas femme : on le devient." Et pourtant, malgré la libération des mœurs, subsistait dans l’Hexagone un goût pour la conversation et la galanterie, une manière d’être entre hommes et femmes non dénuée de séduction. Ainsi s’explique sans doute l’accueil tardif, voire tiède, réservé de ce côté-ci de l’Atlantique aux gender studies, "études sur le genre" ou "théorie du genre", selon que l’on se place pour ou contre.
La philosophe Bérénice Levet est résolument contre. Elle signe un essai qui ne manquera pas de faire polémique, La théorie du genre ou Le monde rêvé des anges. Aujourd’hui, le Genre qui affirme, avec l’une de ses théoriciennes, Judith Butler, "une discontinuité radicale entre le sexe du corps et les genres culturellement construits" a fait son chemin, s’immisçant jusque dans l’esprit des lois et les directives de l’Education nationale. Pour l’auteure du Musée imaginaire d’Hannah Arendt (Stock, 2011), il ne s’agit pas de défendre avec les militants anti-Genre au "discours un peu court" les stéréotypes d’une société sexiste, ni de nier non plus que la féminité (tout comme la virilité) ait évolué au cours des âges. Mais de là à penser que le féminin et le masculin ne sont que culture ; que les relier à la nature serait pactiser avec le système patriarcal oppresseur des femmes et des minorités sexuelles… Pire, selon Bérénice Levet, les pro-Genre, en voulant effacer le sexe biologique, se font en vérité les promoteurs d’un monde désincarné, sans désir ; loin du libertinage, la théorie du genre est un puritanisme.
On ne naît pas neutre et on ne peut changer de sexe à l’envi. A Sartre et Beauvoir, et leur conception d’un libre arbitre hyperbolique, Bérénice Levet oppose un Camus, une Arendt ou un Merleau-Ponty, une nature mêlée de culture, l’idée d’un homme trouvant sa dignité dans l’articulation de sa liberté et de ses propres limites, sa "finitude". Enfin, la différence des sexes, le mystère de cette "asymétrie", définit notre humaine condition, elle inscrit l’altérité en son sein - l’infini désir de l’autre comme sceau de notre humanité. Sean J. Rose