Dans un studio surchauffé du 18e arrondissement parisien, Paul Veyne, face à une caméra et sur fond noir, enchaîne les prises et répète inlassablement son texte. "Je comprends mieux le suicide de Marilyn !", lâche-t-il, amusé par les projecteurs, après deux bonnes heures de tournage et une dizaine de verres d'eau apportés par des assistants inquiets. A 82 ans, le professeur honoraire au Collège de France et historien de l'Antiquité romaine réalise une bande-annonce vantant les mérites du livre d'art numérique à l'occasion de la parution, le 3 novembre, de la version ePub3 de son Musée imaginaire ou Les chefs-d'oeuvres de la peinture italienne (Albin Michel). iPad à la main, il lance, plein de malice, le slogan : "Grâce à cette révolution, je pèse désormais 200 g. Emmenez-moi avec vous dans votre poche." En véritable démonstrateur des Galeries Lafayette, il brandit la tablette et affirme : "C'est plutôt solide. Je l'ai envoyée valdinguer tout à l'heure et elle fonctionne toujours."
Il y a un an, son éditeur chez Albin Michel, Nicolas de Cointet, lui propose de reprendre en version numérique enrichie Mon musée imaginaire, >livre d'art publié en 2010 dans lequel l'historien présentait ses tableaux favoris de la peinture italienne. Il lui montre alors les possibilités d'un iPad, et le sémillant intellectuel s'enthousiasme pour le projet >(voir entretien ci-contre). L'auteur d'ouvrages à l'érudition indiscutable faisant l'article de l'iPad et se moquant des "vieux crabes qui sacralisent le papier" : le symbole était trop beau. Nicolas de Cointet a décidé d'en faire l'ambassadeur du premier livre d'art en format ePub3, diffusant sur une chaîne YouTube, créée pour la publication du livre (1), un teaser et une préface filmée. "Paul Veyne, avec sa sagesse et sa réputation, a plus de crédit qu'un jeune geek qui nous expliquerait les avantages d'une tablette", >argue-t-il.
Il faut avouer que Paul Veyne a la passion communicative. Après la parution de son Musée imaginaire, qui s'est vendu à 25 000 exemplaires, France Inter lui avait offert durant tout l'été 2011, dans le "7/9", un programme court où il décrivait un des tableaux qu'il aimait. Un vrai bonheur pour les auditeurs de l'entendre raconter par exemple le paradoxe de L'amour sacré et l'amour profane de Titien. Les quarante émissions de l'été seront reprises dans l'édition numérique enrichie en accompagnement des tableaux. Les 255 chefs-d'oeuvre reproduits dans l'ouvrage sont zoomables, et un "zoom automatique" permet de découvrir les détails cachés des fresques. Lorsque le texte évoque l'un d'entre eux, il suffit de cliquer sur le mot en bleu, et le zoom se déclenche immédiatement sur l'élément décrit. Dernière innovation, un moteur de recherche permet de retrouver les oeuvres par pays, villes, musées ou artistes. Ainsi, de passage à Florence, vous tapez le nom de la ville : tous les tableaux qui s'y trouvent sont listés et Paul Veyne devient votre audio-guide par le biais de votre iPhone.
Tous ces enrichissements sont simples d'utilisation, mais ils demandent des développements techniques complexes. D'autant plus que le livre dématérialisé n'est pas une application fermée mais bien un ebook, au format ePub3, capable de s'adapter à un environnement dynamique, ajustant sans cesse la mise en page. L'avantage du format est - outre d'être celui du livre traditionnel - son interopérabilité, même si pour le moment l'iPhone et l'iPad restent les supports de lecture les plus appropriés, car sur les autres tablettes, seule une version très dégradée est lisible. "Le moteur de lecture le plus abouti, capable de lire un livre numérique illustré, reste à ce jour celui d'Apple", confirme le photograveur Cyril Béchemin chez IGS, qui a créé une petite cellule numérique d'où sont sortis cette année une vingtaine d'ebooks illustrés. Il avait déjà travaillé l'an passé avec Albin Michel, qui avait essuyé les plâtres à la suite du premier livre illustré sur l'iBookstore, De Gaulle et les Français libres d'Eric Branca (2). "Pour l'instant on invente un métier, il faut monter des équipes en faisant collaborer les savoirs, les spécialités", précise Nicolas de Cointet qui, pour trouver les financements, a noué des partenariats spécialistes dans chaque domaine, qui ont manifesté plein d'enthousiasme pour l'aventure : l'iconographie (Leemage), la programmation (Neolibris/IGS), la vidéo (Dream on), le son (France Inter). Le choix du format s'est imposé. "Contrairement à l'App Store où les applications dépassent rarement les 3 euros, nous restons dans un univers de livres avec des prix non bradés", >explique l'éditeur qui commercialise l'ebook à 14,99 euros. Son lancement se fait simultanément avec la mise en vente de la nouvelle édition brochée à rabats (29,90 euros au lieu de 39 euros pour l'édition originale aujourd'hui épuisée), créant une circularité des supports, le papier renvoyant au numérique, et vice versa. Un flashcode sur le bandeau de la version papier génère un lien vers les teasers de présentation de la version numérique sur la chaîne YouTube, et des liens sur les réseaux sociaux renvoient aux deux formats. "Ce doit être un cercle vertueux, car notre métier reste le livre", clame Nicolas de Cointet. Cette profession de foi a en tout cas séduit Paul Veyne, qui sera au coeur d'une campagne promotionnelle pour les deux versions sur France Inter à partir du 3 novembre, alors qu'il met un point final à une traduction du latin de l'Enéide de Virgile, qui sera publiée à la mi-novembre en coédition Albin Michel-Les Belles Lettres. Un Gaffiot et un iPad pour compagnons : le vieux sage n'a pas fini de nous étonner.
(1) http://www.youtube.com/user/Monmuseeimaginaire
(2) LH 883, du 28.10.2011, p. 40.