Quand Gallimard avait proposé à Jean-Paul Sartre, en 1965, de publier son Œuvre romanesque dans la "Pléiade", l’écrivain et philosophe (1905-1980) avait réagi sèchement: "La Pléiade est une pierre tombale, je ne veux pas qu’on m’enterre de mon vivant. " Il avait ensuite changé d’avis sur les conseils, notamment, de Simone de Beauvoir (1908-1986), et le volume est paru fin 1981. C’est maintenant au tour du Castor - surnom inventé en 1928 par son ami René Maheu (Beauvoir = beaver, "castor" en anglais) - d’entrer dans la prestigieuse collection. "Elle en aurait été très heureuse", dit Sylvie Le Bon de Beauvoir, sa fille adoptive et légataire universelle. Pour l’écrivaine Danièle Sallenave, auteure d’un essai fondamental sur Beauvoir, Castor de guerre (Gallimard, 2008), "il était temps. Et, sans militer pour la parité à tout prix, il est juste que la "Pléiade" compte une femme de plus."
Sans préméditation
Quant au choix de commencer par les Mémoires, il apparaît comme une évidence. L’entreprise autobiographique est centrale dans l’œuvre de Simone de Beauvoir, laquelle note dès 1927 dans ses Cahiers de jeunesse : "Ecrire - une œuvre où je dirais tout, tout." A sa façon bien sûr et sans, semble-t-il, préméditation de l’ensemble. D’où la diversité du style, du ton, de la forme, des différents ouvrages rassemblés ici, selon l’ordre chronologique de leur publication, des Mémoires d’une jeune fille rangée (1958) à La cérémonie des adieux (1981), en passant par La force de l’âge (1960), La force des choses (1963) et Tout compte fait (1972). A quoi l’on a ajouté Une mort très douce (1964), court récit consacré à la maladie et à la mort de sa mère.
Au moment où les questionnements autour des femmes et du féminisme n’ont jamais été si nombreux et si intenses, partout dans le monde, Simone de Beauvoir est abondamment citée, voire récupérée, tirée dans un sens ou un autre. Sa célèbre formule, "on ne naît pas femme, on le devient ", coupe court à tout discours autoritaire ou "éradicateur", comme à l’idéologie différentialiste, prônée par tel(le) ou tel(le). Or, "après une période assez courte de rejet de l’écrivain, même du point de vue de certaines féministes, on effectue un grand retour à Simone de Beauvoir", estime Sylvie Le Bon de Beauvoir. "La preuve, remarque Danièle Sallenave, les Mémoires d’une jeune fille rangée ont été inscrits, cette année, au programme de l’agrégation de Lettres modernes."
Arrachée au néant
Le grand public, lui, ne s’y est pas trompé, qui n’a jamais cessé de lire les grands textes de Beauvoir. Le deuxième sexe par exemple, avec ses 856 234 exemplaires vendus toutes éditions confondues depuis mai 1949. Les mandarins, 592 706 depuis octobre 1954. Ou encore, justement, Les Mémoires d’une jeune fille rangée, 980 033 depuis octobre 1958. Il va pouvoir le faire désormais sur papier bible et sous pleine peau de mouton néo-zélandais. Quant aux romans et aux essais, ils pourraient suivre un jour. Toute l’œuvre de cette femme qui s’est toujours revendiquée écrivaine, et rien qu’écrivaine - pour "arracher son existence mortelle au temps et au néant", écrit sa fille -, le mérite.
Mémoires de Simone de Beauvoir. Tome I: 1584 p., 69 euros (prix de lancement jusqu’au 31 décembre 2018: 62 euros). ISBN: 978-2-07-012068-0. Tome II: 1696 p., 70 euros (jusqu’au 31 décembre: 63 euros). ISBN: 978-2-07-017859-9. Mise en vente 17 mai.
Sylvie Le Bon de Beauvoir: un "travail invisible"
Née à Rennes en 1941, professeure de philosophie, Sylvie Le Bon a fait la connaissance de Simone de Beauvoir en 1961. Elle est devenue son amie d’élection. Après la mort de Sartre, l’écrivaine a décidé de l’adopter, faisant d’elle sa légataire universelle et son ayant droit afin qu’elle veille sur son œuvre. Sylvie Le Bon de Beauvoir l’a fait, publiant notamment ses écrits de jeunesse et un certain nombre de ses correspondances. Elle est aussi devenue sa biographe, rédigeant notamment l’Album qui accompagne les deux volumes de ses Mémoires.
Sylvie Le Bon - Je l’ai toujours voulu, et Antoine Gallimard m’a soutenue. L’idée d’origine est née vers 2000. Il a fallu constituer une équipe et l’entreprise a vraiment démarré il y a cinq ans. Nous avons souhaité privilégier le côté littéraire, et un choix était possible entre les romans et les Mémoires. L’éditeur a pris la seconde option, avec mon accord. Le projet autobiographique est central dans l’œuvre de Simone de Beauvoir, dès ses débuts. Et cela parle peut-être plus au public.
Suivant l’ordre chronologique de publication des différents ouvrages, avec une césure en 1952, au milieu de La force des choses. En ce qui concerne La cérémonie des adieux, on n’y trouve pas la dernière partie, les entretiens avec Sartre. Ils sont disponibles en "Folio", et "du côté Sartre" nous n’avons pas eu l’autorisation de les reprendre.
Je voulais y participer activement. En rédigeant la partie chronologique, ne serait-ce, au début, que pour moi-même. En aidant à l’établissement des textes. Je possède un certain nombre de manuscrits de Simone de Beauvoir, d’autres sont à la BNF, suite à la dation que j’ai faite en 1986 pour régler les droits d’héritage de l’écrivain, très élevés. C’est là que j’ai réalisé qu’elle était un écrivain "coté". D’autres manuscrits ont resurgi en ventes publiques. Simone de Beauvoir jetait beaucoup, certains ont fouillé dans ses poubelles. Cela l’aurait amusée. Bref, j’ai fait le travail invisible.
Au début, j’étais très réticente. Nous n’avions pas des rapports mère-fille. Et je ne voulais pas reproduire le schéma imaginé par Sartre avec Arlette Elkaïm. Mais Simone de Beauvoir a insisté parce qu’elle voulait me confier la destinée de son œuvre et de ses inédits plutôt qu’à sa famille.
Pour moi, c’était un moyen de vivre avec elle encore. En ce qui concerne ses lettres à Sartre, j’en ai retrouvé d’autres, il faudrait refaire une édition complète. J’aimerais publier leur correspondance croisée, mais je n’ai pas l’accord du "côté Sartre". Quant aux lettres à Claude Lanzmann, il a inventé que je m’opposais à leur publication, alors que je ne cesse de les lui réclamer pour ce faire. Il les a vendues à l’université de Yale, mais seulement 100 sur 300. Où sont les autres? Tout cela est très bizarre. De Simone de Beauvoir, il reste certaines correspondances inédites, mais aussi son Journal, tenu de façon intermittente, surtout dans les périodes de crise, passionnant et monumental. "Dans les lettres, on peut sauver la poussière du quotidien", disait-elle.
Album Simone de Beauvoir par Sylvie Le Bon de Beauvoir, Gallimard, "Bibliothèque de la Pléiade", 248 p.
Simone de Beauvoir, écrire la liberté, Jacques Deguy et Sylvie Le Bon de Beauvoir, Gallimard, "Découvertes Gallimard", 128 p., 15,30 euros (remise en vente le 17 mai). ISBN: 978-2-07-034901-2