"Je suis un chiffre effrayant. Je suis quelqu’un qui l’a fait plus de 59 000 fois." A 57 ans, quatre mois et six jours, le narrateur de J’ai mangé, le troisième roman traduit en français de l’intellectuel argentin Martín Caparrós, évalue le nombre de repas qu’il a pris dans sa vie. Une comptabilité qui lui donne le vertige et va déclencher une méditation angoissée et drolatique sur ce que manger veut dire. En vue d’une coloscopie qui regardera l’intérieur de ses entrailles, examen qui l’angoisse, l’homme doit nettoyer son corps de toute nourriture et pendant les trois jours de jeûne imposé, ce bon vivant, gastronome qui ressemble beaucoup à l’auteur, relit son passé au prisme de cet acte universel autant qu’identitaire qu’est nourrir son corps, prendre un repas seul ou le partager avec d’autres, transformer des ingrédients pour les ingérer… Cette activité si primitivement humaine où s’associent la nécessité et le plaisir.
A côté de la tortilla des grands-parents que, enfant, le narrateur n’aimait pas sans oser l’avouer, la pizza avalée debout, entre hommes…, l’asado, "notre plat national", "le degré zéro de la cuisine, son premier échelon : mettre un morceau de viande sur le feu", a droit à une variation, ironique et attendrie, profonde et divertissante, très représentative de l’esprit de ce roman qui compagnonne souvent avec l’essai. "Cuisiner te place devant l’évidence qu’il y a un temps extérieur et qu’on ne peut pas passer outre - et la rôtisserie, dont les variables ne sont pas légion, en est la preuve criante. C’est aussi la raison pour laquelle j’aime cuisiner : ça te remet à ta place." Romancier, journaliste et essayiste, Caparrós a croisé de nombreux points de vue pour concocter ce livre-plat du jour, rassasiant, où se réfléchit notre condition d’homme qui mange. Véronique Rossignol