L’autre soir, au Châtelet, on donnait Monkey Journey to the West , spectacle musical adapté du Voyage en Occident ou Pérégrination vers l’Ouest , l’un des grands textes de la littérature chinoise. Ce « roman » de Wu Cheng’en (XVI° siècle) s’inspire de la merveilleuse, truculente et magique histoire des voyages du Singe qui voulut être immortel et participa au transfert des Ecritures saintes du bouddhisme vers la Chine. Le Châtelet en propose une joyeuse et virtuose version. Elle a été revue et corrigée pour une troupe chinoise, des chanteurs d’opéra de Pékin, des acrobates et interprètes d’arts martiaux de Shaolin avec la complicité des créateurs, britanniques, de Gorillaz, un groupe virtuel plein de malice. Comme le soir était doux et qu’une lune chinoise brillait sur la Seine, je conversais avec l’un de mes confrères de ces délits d’amitiés qui font la saveur de notre vie journalistique, tout en discréditant les prix littéraires et vous trompant, cher lecteur, sur les livres que vous vous croyez tenus de lire. Mais on se lasse de toujours redire les mêmes noms. Aussi eus-je envie d’en faire un conte – sachant que les délits d’amitiés sont monnaie courante depuis l’invention du journalisme par Théophraste Renaudot. Et que cela ne finira pas de sitôt. Les bonheurs de Marcassin Ce jour là, maître Ecrevisse déambulait le long du fleuve en compagnie de son ami, maître Gourmet de Toutes-Encres – tous deux lettrés de seconde classe. Comme chantait le grillon et se reflétaient les étoiles, maître Ecrevisse et maître Gourmet parlaient du bel accueil réservé par les Tablettes du Dard-Doré au roman que venait de calligraphier Marcassin Barbes-Tendres. Ce roman s’appelait Shânes ou quelque chose de ce genre, nom d’un de ces peuples des marches maritimes dont l’Empereur ignore jusqu’au nom. Encore lettré de seconde classe, voici quelques mois, Marcassin Barbes-Tendres était devenu lettré de première classe juste avant qu’il ne présente aux Censeurs les rouleaux de Shânes . Il est question, depuis, que l’une des congrégations de Censeurs lui décerne une récompense. La promotion d’un si jeune homme était due au puissant mandarin Sanglier des Brumes Feintes qui se reconnaît, paraît-il, en Marcassin comme un père en son fils. Sanglier, parmi toutes ses influences, règne sur les Tablettes et sur les Censeurs. Il avait donc fait Marcassin régisseur des calligraphies aux Tablettes du Dard-Doré. Aussitôt des calligraphes de toutes sortes, aspirant aux bontés du Dard-Doré, applaudirent les calligraphies de Shânes , espérant qu’en retombe sur eux quelque bénéfice, tant est grand le pouvoir du seigneur Sanglier des Brumes Feintes et de son riche maître Redoutable Printemps, le Régisseur des Planches, des Tablettes et des Soies. - As-tu vu, soupira maître Gourmet de Toutes-Encres, la recension que le Dard-Doré vient de publier à propos de Shânes . - Hélas non, ami Gourmet, répondit maître Ecrevisse, je ne consulte le Dard-Doré qu’une fois sur trois. - Et bien, cette recension s’est calligraphiée dans les rouleaux qu’administre maintenant, au Dard-Doré, le Premier lettré Marcassin Barbes-Tendres. C’est un éloge de Shânes tel que n’oserait en faire le plus empressé laudateur des Ecritures saintes. L’auteur n’avertit pas même que le Premier lettré Barbes-Tendres régit désormais les rouleaux où s’étale cette calligraphie louangeuse. La recension compare sans mesure Marcassin aux plus illustres. - L’affaire n’est pas neuve, maître Gourmet. - Elle me déçoit, maître Ecrevisse. - Et qui donc a posé son sceau et sa signature sur cette calligraphie ? - Une inconnue, nommée Lu Parquet-de-Santal. Une jeune femme, sans doute, fort pressée d’introduire ses calligraphies dans les Tablettes. Ils en étaient là, proches du pont aux Bambous, lorsqu’ils furent abordés par une demoiselle. Elle s’excusa d’un petit rire, confiant avoir surpris leur conversation. C’était l’une des Jeunes Dames d’un Cabinet à livres qu’on nomme Rêve des Hauteurs. - Hihi. Vous excuserez mon impertinence, seigneurs lettrés, mais Lu Parquet-de-Santal n’existe pas. Ce nom cache celui de la douairière Petite-Foudre. - Quoi, Petite-Foudre ? s’exclama maître Gourmet. C’est impossible. - Et si c’était vrai, hihi, maître Gourmet ? Maître Gourmet de Toutes-Encres et maître Ecrevisse devinrent songeurs. La douairière Petite-Foudre avait régi, des années durant, les rouleaux du Dard-Doré. Marcassin Barbes-Tendres venait de lui succéder. Mais la douairière n‘en avait pas moins brossé les escarpins du jeune lettré de première classe comme si elle n’était qu’une jeune servante. - Ha, gémit maître Gourmet. Vous avez raison, Jeune Dame ! Il me revient que la fausse Lu Parquet-de-Santal compare, dans sa calligraphie, le jeune Marcassin au défunt vieux lettré Phacochère Conscient-de-la-Vacuité, dont elle était l’épouse et la principale laudatrice. J’avais été surpris qu’une jeune calligraphe égale le tout neuf Marcassin à l’antique Phacochère dont le nom s’est estompé au fil des ans. J’ai peine à y croire. Et si c’était vrai ? Parlons plutôt du singe Puisque tout cela naquit au spectacle du Monkey et du fabuleux voyage de Singet qui rapporta les Ecritures de l’Inde vers la Chine, j’en profite pour rappeler qu’on peut lire le Xiyou Ji (Pérégrination vers l’Ouest) dans la grande édition d’André Lévy proposées par la Pléiade (deux volumes). Et qu’il en existe une belle variation romanesque signée en 1972 par Fréderick Tristan : Le Singe égal du Ciel , maintenant disponible chez Fayard. Le spectacle continue au Châtelet jusqu’au 13 octobre. En littérature, il se poursuivra bien plus longtemps.