Avant-critique Essai

Fabrice Langrognet, "Voisins de passage" (La Découverte)

Fabrice Langrognet - Photo © DR/La Découverte

Fabrice Langrognet, "Voisins de passage" (La Découverte)

Dans un ouvrage remarquable, Fabrice Langrognet raconte un demi-siècle de migrations à travers la vie d'un immeuble aux portes de Paris.

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Par Laurent Lemire
Créé le 28.09.2023 à 09h00

Tous les voisins du monde. Au 96-102, avenue de Paris, aujourd'hui avenue du Président-Wilson, à la Plaine Saint-Denis, la mémoire s'est évanouie. Mais pas l'histoire. Pour la retrouver, il faut de la ténacité et de la technique. Fabrice Langrognet possède tout cela. Pour montrer quoi ? Que l'histoire de l'occupation de l'immeuble situé à cette adresse, de 1882 à 1932, a beaucoup à nous dire sur ce que fut alors l'immigration en France.

Ancien élève de l'École normale supérieure et de l'ENA, docteur de l'université de Cambridge, chercheur en histoire à l'université d'Oxford et au Centre d'histoire sociale des mondes contemporains, Fabrice Langrognet est plutôt capé. Voisins de passage a d'ailleurs été publié en anglais aux éditions Routledge en 2022 à partir de sa thèse.

Dès les années 1870, le secteur de la Plaine Saint-Denis, banlieue industrielle avec ses verreries et tréfileries, attire les ouvriers d'origines diverses. « Les sources montrent que les locataires des 96-102 arrivaient à la Plaine avec peu de choses : quelques vêtements de rechange, un crucifix, deux ou trois photos de famille, des documents administratifs, de rares ustensiles de cuisine, des pièces de monnaie. » Le catholicisme sert de ferment relationnel chez ces exilés espagnols, portugais ou italiens. Autour de 1890, les demandes de naturalisation augmentent, certains résidents avouent « avoir été séduits par les prestations sociales dont l'octroi était subordonné à la qualité de Français ». Après la Première Guerre mondiale, ces déterminants changent avec de nouveaux venus issus des troupes coloniales. L'État demande davantage de papiers administratifs, cartes d'identité, passeports avec visa, carnets militaires, etc. Les prostituées ou « fleurs des fortifs » sont plus nombreuses aussi. Les travailleurs coloniaux se mêlent aux Plainards, mais dans une proportion que l'historien ne peut déterminer. « Les solidarités de classe et les connexions professionnelles recoupaient ou élargissaient les réseaux fondés sur la parenté ou l'origine. »

Évidemment, on pense à La vie mode d'emploi de Pérec, à L'immeuble Yacoubian de Alaa El Aswany ou au 209 rue Saint-Maur, Paris Xe de Ruth Zylberman. Mais le procédé est ici poussé à l'extrême par le jeune historien. Car il s'agit non seulement de montrer ces habitants mais de dire aussi comment ils sont vus et comment ils se voient. Ces locataires ne sont pas que de simples pions d'un jeu subtil. « Ils tinrent pleinement leur rôle dans les configurations sociales qui leur importaient et par lesquelles ils faisaient sens de leur existence. » Faire parler les archives, redonner vie à des dossiers administratifs, sortir de la gangue notariale des destins, retrouver même des odeurs disparues : la microhistoire, quand elle est maîtrisée à ce point, nous parle bien plus que les grandes fresques immobiles. Sur le palier de l'histoire, en regardant par le trou de la serrure, on voit parfois des détails et des nuances qui peuvent échapper à des échelles plus larges. Un travail qui fera date.

Fabrice Langrognet
Voisins de passage
La Découverte
Tirage: 3 000 ex.
Prix: 25 € ; 368 p.
ISBN: 9782348077463

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