15 avril > Anthropologie France-Italie > Carlo Severi

A fond la forme

Fétiche à clous (nkisi) congolais. - Photo Carlo Severi/Rue d’Ulm et Musée du quai Branly

A fond la forme

Carlo Severi signe un essai sur la croyance visuelle qui explore, au-delà de la tradition occidentale, les divers régimes de l’image sous l’angle de la culture qui les sous-tend.

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Par Sean James Rose
avec Créé le 07.04.2017 à 01h32

Au VIIIe siècle, Léon III l’Isaurien promulgue un édit iconoclaste qui déclenche une vague de destruction des images saintes. L’empereur de Byzance avait pris au pied de la lettre l’interdit biblique de figurer Dieu. Mais l’iconoclasme a ceci de paradoxal que si l’on croit qu’il faille absolument détruire les images de peur que leur seule présence puisse inspirer un culte impie, c’est que, quelque part, on accorde un semblant de fond à ces formes censément vides. Aujourd’hui l’image est omniprésente et il est entendu qu’on doit toujours s’en méfier, car à travers elle son producteur nous manipule. Dans le domaine des beaux-arts, le régime des images ou des objets acquiert une certaine autonomie : les critères sont esthétiques. Carlo Severi, dans son nouvel essai sur L’objet-personne : une anthropologie de la croyance visuelle, nous exhorte encore à la prudence. Au-delà des catégories occidentales d’œuvre et d’auteur, l’éminent anthropologue italien explore les divers régimes de l’image sous l’angle de la culture qui les sous-tend. L’image ou l’artéfact est peut-être une fiction, elle n’en est pas moins vraie, à savoir dotée d’une certaine réalité. Cette réalité n’étant rien d’autre que la croyance qui l’anime. Dès les pages liminaires, l’auteur rappelle l’anecdote de la poupée de Kafka, illustrant un "artéfact transformé en personne". Pour consoler une petite fille ayant perdu sa poupée dans le parc de Stieglitz, l’écrivain praguois imagine une vie au jouet égaré et fait écrire par la poupée une lettre à la fillette où elle explique à cette dernière qu’elle a voyagé et qu’elle a désormais un mari et une maison. "Mieux que tout autre exemple, l’histoire de Kafka permet de focaliser avec précision sur cet anthropomorphisme de l’objet qui envahit l’espace des connaissances partagées (et donc de la mémoire sociale) dans un grand nombre de sociétés humaines."

L’auteur du Principe de la chimère : une anthropologie de la mémoire (Rue d’Ulm, 2007) étend cette fois son propos à l’art occidental (Léonard, Pontormo ou Delaunay). Mais nul comparatisme ni hiérarchisation. Darwin ne vaut pas pour l’image. Il n’y a pas d’enfance de l’art, des formes chez certains peuples "primitifs" qui seraient un balbutiement de la pensée. N’est pas moins fausse l’idée, en vogue chez les primitivistes et les précurseurs de la modernité occidentale (cubistes, surréalistes), d’une image archaïque primordiale - l’existence chez ces mêmes peuples d’Urformen, de "formes élémentaires" "qui fondent toute représentation artistique".

Du hobby horse, le balai à tête de cheval qui se métamorphose en canasson dans l’imaginaire enfantin, au nkisi congolais, la statuette à clous qui devient le véritable "agent" d’une justice vengeresse, en passant par le kolossos des Grecs, "représentation paradoxale de l’absence-présence", qui figure le mort lors des rites funéraires, Carlo Severi analyse tous ces "objets-personnes" en soulignant que l’espace où ils se déploient n’est autre que celui de la pensée. Un jeu de formes incarnant des croyances particulières mais dans un espace universel. S. J. R.

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