Si le qualificatif passe-partout d’"ambitieux" s’applique à un livre, c’est bien au roman de Bob Shacochis. "Enorme" est le second terme qui vient devant ce pavé de près de 800 pages, finaliste en 2014 du prix Pulitzer, qui enjambe les pays - Haïti des années 1990, la Croatie en 1944-1945, Istanbul en 1986… - pour couvrir, en suivant la trajectoire d’une jeune femme aux identités multiples, cinquante ans de politique étrangère des Etats-Unis dans la deuxième moitié du XXe siècle. Construit en cinq parties, ce livre monstre, très documenté et ménageant de spectaculaires retournements de situation qu’on ne "spoilera" pas ici, est lui-même plusieurs livres en un : thriller d’espionnage, polar géopolitique, romance sentimentale, chroniques de guerre et peut-être, par-dessus tout, un roman familial scrutant les relations viciées entre un père et sa fille, cette énigmatique femme qui a perdu son âme, retrouvée assassinée au bord d’une route haïtienne.
Le roman s’ouvre en 1998 à Haïti, région du monde que Shacochis connaît bien pour avoir servi dans les Peace Corps dans les Caraïbes à cette époque. Tom Harrington, un ancien journaliste devenu avocat défenseur des droits de l’homme, revient sur l’île où quatre ans plus tôt, au moment de l’intervention américaine, il a effectué une mission subventionnée par l’Onu. Il accompagne un retraité du FBI venu enquêter sur le meurtre de cette Américaine que l’avocat a connue sous le nom de Jackie Scott, photographe free-lance, et qui est morte sous celui de Renee Gardner, épouse d’un homme d’affaires louche impliqué dans le narco trafic. Non sans émotion, Harrington se souvient de cette fille dont "la beauté n’était pas éblouissante". "Dangereuse", l’avait-il jugée. L’autre homme qui a croisé à cette époque la route de la fatale Jackie est Eville Burnette, un gars du Montana, sergent-chef dans une unité des forces spéciales.
Décrivant sans angélisme mais sans cynisme toute une galerie de personnages obsédés par le pouvoir et le sexe, le roman déroule en flash-back la biographie et la généalogie de la jeune femme, la complexité trouble de cette fille qui sous ses nombreux alias a alimenté tant de fantasmes masculins. Sa jeunesse mobile au gré des affectations de son père, un Croate émigré aux Etats-Unis, devenu sous-secrétaire au département d’Etat sous le nom américanisé de Steven Chambers, diplomate, espion, grand manipulateur…
Dans ce roman dont l’écriture s’est étalée sur dix ans, le bourlingueur Bob Shacochis dont c’est le troisième livre traduit en français (Gallmeister réédite en même temps Au bonheur des îles, des nouvelles parues chez Gallimard en 2000), admirateur d’Orwell et de Twain, comparé à Hemingway, Graham Greene et John Le Carré, hisse haut les couleurs de cette grande tradition romanesque américaine à cheval entre fiction et non-fiction, soulignant des enjeux, des questions pleines de doutes qui ne cessent de résonner tragiquement à nos oreilles d’Occidentaux depuis le 11-Septembre. V. R.