Pléiade

Foucault : les mots et les causes

Michel Foucault en 1977. - Photo Françoise Viard/Gamma

Foucault : les mots et les causes

L’entrée de Michel Foucault dans la "Pléiade", après Claude Lévi-Strauss mais avant Roland Barthes, signe la consécration d’une génération dorée de chercheurs en sciences humaines.

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Par Laurent Lemire
Créé le 30.10.2015 à 01h05 ,
Mis à jour le 30.10.2015 à 10h37

"Un souffle faisant éclater des portes et des fenêtres." C’est ainsi que Michel Foucault (1926-1984) envisageait son Histoire de la folie. Son entrée le 5 novembre dans la "Pléiade" consacre bien un écrivain, car cet intellectuel fut porté par l’écriture au moins autant que par les archives. A l’époque où les sciences humaines jargonnaient, il détonnait par ses envolées lyriques, par sa manière de fureter dans le savoir et d’inquiéter les frontières disciplinaires. Bref, il exposait une pensée et un style.

C’est cette volonté qui a été retenue pour établir l’édition de ses Œuvres en deux volumes dans la prestigieuse collection de Gallimard. Une "œuvre écrite" qui se distingue de son "œuvre parlée" - ses leçons au Collège de France - et de son "œuvre d’intervention" - les quatre volumes des Dits et écrits (Gallimard, 2001) - pour bien marquer la dimension littéraire de cette approche savante des marges de l’histoire.

Car avec Foucault dans la "Pléiade", c’est aussi la marginalité qui obtient son brevet de respectabilité. En rupture avec le marxisme de son temps, le penseur s’est toujours intéressé à ce qui se situait à l’écart du monde pour mieux le questionner. Pas étonnant qu’il ait consacré un essai à Raymond Roussel, écrivain au bord de la littérature.

Frédéric Gros, le philosophe "pléiadiseur", aidé de Jean-François Bert, Philippe Chevallier, Daniel Defert, François Delaporte, Bernard Harcourt, Martin Rueff, Philippe Sabot et Michel Senellart, a bénéficié du double fonds d’archives acquis par la BNF en 1994 et en 2013. On y trouve notamment les fiches de travail de Foucault, très importantes pour comprendre son cheminement intellectuel. D’autant qu’il détruisait toujours la dernière version de son manuscrit, considérant que c’était celle qui était publiée, mais des versions initiales de quelques-uns de ses textes ont été conservées.

Elégant et audacieux

Après Claude Lévi-Strauss en 2008, la "Pléiade" accueille ce que les sciences humaines françaises ont de plus élégant dans le style et de plus audacieux dans la pensée. La cohérence de Foucault apparaît ainsi dans ses études sur la folie, l’anormalité, la sexualité ou l’enfermement, avec cette érudition stupéfiante et cet appétit pour le savoir, sans pour autant installer son œuvre sur un piédestal d’autojustification. Foucault se montre comme un prof qui se sent chargé de transmettre un sens historique pour le transformer. Mais c’est un prof qui ne donne pas de leçons. Comme en littérature, aux lecteurs il laisse le dernier mot.

Michel Foucault, Œuvres.

Volume 1 : Histoire de la folie à l’âge classique - Naissance de la clinique - Raymond Roussel - Les mots et les choses.

Volume 2 : L’archéologie du savoir - L’ordre du discours - Surveiller et punir - Histoire de la sexualité, 1 : La volonté de savoir - Histoire de la sexualité, 2 : L’usage des plaisirs - Histoire de la sexualité, 3 : Le souci de soi.

Edition publiée sous la direction de Frédéric Gros, Gallimard. Coffret 119 euros. ISBN : 978-2-07-014957-5. En librairie le 5 novembre.

"Un des derniers esprits encyclopédistes"

 

Professeur à l’Institut d’études politiques de Paris, Frédéric Gros, qui a dirigé l’édition des œuvres de Foucault en "Pléiade", salue sa rigueur et son érudition.

 

"Foucault invente un nouveau plaisir qui ne relève ni de l’érudition ni de la spéculation : le plaisir de se laisser traverser par une histoire qui nous adresse quelque chose." Frédéric Gros- Photo OLIVIER DION

Frédéric Gros - Une extrême érudition et une pensée qui se caractérise par sa non-spécialisation. Michel Foucault est un des derniers esprits encyclopédiques. En cela, dans sa manière de poser l’interrogation sur ce qui fait notre différence, il est un héritier des Lumières. En même temps, ce champ de la connaissance est étendu chez lui dans des proportions gigantesques. A partir de ces archives, il y a de quoi construire des fictions historiques. C’est ce qu’il faut entendre quand Foucault prétend n’avoir écrit que des fictions. D’ailleurs il écrit des histoires, de la folie, de la sexualité, de l’enfermement, etc. D’habitude, la vérité est là pour conforter les choses. Or Foucault nous rend plus étrangers à nous-mêmes. Il n’est jamais à l’aise avec ses propres évidences. Cette attitude n’est pas celle d’un historien, mais d’un philosophe qui retrouve l’interrogation socratique. Dans sa manière de poser les problèmes, il a eu le rôle d’un inquiéteur public.

Sans conteste, le travail de vérification des sources qui sont considérables. Certains ont reproché à Foucault son approximation. C’est tout le contraire qui est montré. Chacun pourra constater l’ampleur de l’érudition et la rigueur impressionnante de son système de classification des archives. On se dit qu’il faut avoir vécu plusieurs vies pour lire ce qu’il a lu. Désormais, cette exigence documentaire apparaît dans toute son envergure.

C’est une reconnaissance de la valeur littéraire et philosophique de son œuvre. Il y a aussi chez lui une dimension monumentale qu’il faut accepter. Au milieu des années 1980, à l’époque de mes études de philosophie à Normale sup, Foucault n’était pas un auteur considéré. On disait : "ça va passer, c’est une mode". C’était quelqu’un qui ne faisait pas autorité auprès des autorités. Depuis, on a vu combien cette œuvre n’a cessé de s’imposer bien au-delà du champ des sciences humaines.

Foucault écrivait traversé par les livres des autres. Son œuvre est aussi une expérience du langage et de l’écriture. On le voit à l’attention qu’il porte au style. C’est toujours très maîtrisé, quelquefois baroque dans Histoire de la folie, ou plus abstrait dans Les mots et les choses. Foucault invente un nouveau plaisir qui ne relève ni de l’érudition ni de la spéculation : le plaisir de se laisser traverser par une histoire qui nous adresse quelque chose. Il met en synergie les trois dimensions de l’histoire : ce qu’on fait, la discipline qui l’étudie et le récit que l’on en fait. C’est ce croisement qui en fait une pensée philosophique pour comprendre la manière dont on construit des vérités pour se soutenir. L. L.

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