Face-à-face. Cela se passe à une époque indéterminée, où l'on roulait en R5 et payait en francs, et commence comme une comédie romantique désuète : dans leur course pour attraper le même train, Adèle et Julien se percutent et échangent leurs sacs de voyage sans s'en apercevoir. Ce qui à Hollywood constituerait les prémices d'une gentille histoire d'amour est ici le début d'un chassé-croisé loufoque mis en scène avec malice par François Ayroles. Océan express est sa première bande dessinée au long cours depuis Une affaire de caractères (Delcourt) en 2014. Entretemps, ce membre de l'OuBaPo (groupe d'auteurs de BD qui pratiquent la création sous contrainte, à la manière de l'OuLiPo en littérature) a notamment publié le passionnant essai en dessins Moments clés du Journal de Spirou (Dupuis, 2018). Friand des contraintes graphiques et formelles, François Ayroles a construit le récit d'Océan express en miroir : sur les pages de gauche, on suit les aventures d'Adèle, sur celles de droite, l'action est centrée sur Julien. L'album se lit pour autant normalement, les planches et les cases se répondant ou se complétant dans un joyeux face-à-face.

Après leur rencontre brutale, les deux jeunes gens, qui ne se connaissent pas, partent chacun de leur côté pour Bagatelle-sur-Mer, une petite station balnéaire proprette avec ses terrasses sympathiques et ses magasins banals (cette boutique d'habits Fring'Halle...). Quand, à leur arrivée, ils réalisent qu'ils ont échangé leur bagage, ils font contre mauvaise fortune bon cœur, ignorant qu'ils se trouvent dans la même ville. Au cours de leur week-end, riche en mésaventures et en rencontres (une jeune fan de romans policiers, un faux baron mais vrai arnaqueur, un petit chien collant, un magicien, un pseudo-chauffeur de taxi...), leurs chemins vont se frôler, leurs parcours se répondre, leurs destins se rapprocher. Ils croiseront les mêmes personnes à quelques minutes d'intervalle, entendront parler l'un de l'autre... Mais Adèle, la tête sur les épaules, et Julien, naïf et poissard, finiront-ils par se rencontrer ?

Là réside toute la tension de cet album mutin et enlevé dans lequel le lecteur, qui en sait plus que chacun des deux héros, a une envie irrépressible de les aider à se retrouver. François Ayroles met à profit sa contrainte formelle pour enchaîner les situations absurdes, les dialogues de sourds, les quiproquos et les coïncidences. Son trait élégant, sa douce bichromie bleue, ses idées graphiques (ses jeux sur la symétrie, sur les ombres), ne font qu'ajouter à la fantaisie et à la poésie de ce récit limpide, virtuose et virevoltant, véritable hymne à la sérendipité.