En trente ans, "Rivages/Noir" s’est imposée comme la collection de romans noirs directement issus du "hard boiled" américain, grâce au goût très sûr de son directeur, François Guérif. Celui-ci fut libraire, éditeur de la revue Polar et spécialiste de cinéma. Aux commandes de la collection avec Jeanne Guyon, aidé désormais par son fils Benjamin, militant pour des textes intégraux et des traductions dignes de ce nom, ami de Léo Malet et de Pierre Siniac, François Guérif a notamment découvert James Ellroy, Dennis Lehane, Donald Westlake, James Lee Burke ou Jim Nisbet.
François Guérif - J’avais à mon actif les collections "Red label", "Fayard noir" et "Engrenage international", et j’étais rédacteur en chef adjoint de Télé ciné vidéo quand Edouard de Andréis est venu m’interviewer sur le roman noir. Rivages avait édité un Joseph Hansen passé inaperçu et il m’a proposé de lancer une collection. Je n’étais pas très chaud, mais ma femme m’a encouragé en me disant que je pourrais ainsi publier les inédits dont je rêvais. Je pensais que si on arrivait au numéro 100, ce serait merveilleux. J’ai du mal à me dire qu’il y en a 1 000 !
C’est la SF qui avait le vent en poupe. Personne ne se battait pas pour avoir les inédits des grands auteurs comme Jim Thompson, Dashiell Hammett ou David Goodis. J’en ai publié vingt-deux. Je ne me faisais pas d’illusion et je savais que les collections de poche de l’époque s’arrêtaient au bout de vingt-quatre titres. Cela a failli arriver à "Rivages/Noir", mais le miracle dont tout éditeur rêve s’est produit avec James Ellroy.
Catherine Lapautre m’a envoyé Lune sanglante, qui avait été refusé par tous les éditeurs français. Sa lecture m’a sidéré : personne n’avait parlé de la violence de cette façon, tout en mettant de la distance dans l’écriture. C’était un pari risqué d’acheter ainsi trois volumes d’un auteur inconnu, avec des frais de traduction importants. Le livre est sorti dans la plus grande indifférence, mais mon ami Jean-Patrick Manchette, enthousiaste, a écrit une critique dans Libération. Les ventes ont démarré le jour de sa parution et ne se sont jamais arrêtées.
James Ellroy est d’une fidélité et d’une loyauté extraordinaires. Certains éditeurs ont été jusqu’à lui proposer des à-valoir trois fois plus élevés que ce que je peux lui offrir. A Francfort, il a menacé son agent de le quitter s’il ne travaillait plus avec moi. Nous avons un rituel : il m’envoie le livre, quand je l’ai lu je l’appelle et on en discute. Ses ventes ont explosé aux Etats-Unis en même temps qu’en France et il chante les louanges de Rivages.
J’entretiens de vrais rapports d’amitié avec James Ellroy, Robin Cook, Dennis Lehane, David Peace comme avec Pascal Dessaint, Hugues Pagan (bien qu’il n’écrive plus), Tobie Nathan, Christian Roux, Hervé Le Corre. Donald Westlake (mort en 2008), que j’avais rencontré au Festival de Reims, a débarqué un jour boulevard Saint-Germain. J’ai cru à une blague quand on m’a dit : "Westlake t’attend à l’accueil." On prend un verre et il se plaint que je ne m’intéresse plus à ce qu’il écrit. Il avait un agent américain mais je ne recevais pas ses livres. Avec son humour habituel, il me dit : "J’étais venu par amitié, thanks god, it’s business." Et il m’envoie quinze bouquins, en me demandant d’être son éditeur en France. C’est lui qui a proposé mon nom pour un Ellery Queen Award. Quant à Elmore Leonard, dont l’œuvre était dispersée dans plusieurs maisons, il m’a déclaré : "Je suis vieux, je suis riche. Westlake m’a dit que c’était chez toi que ça se passait"… Le seul que je n’ai pas rencontré, c’est James Lee Burke, parce qu’il ne se déplace jamais. James Crumley m’avait prévenu et avait même parié une caisse de bourbon.
"Rivages/Noir" a contribué à lancer le marché, qui connaît de façon cyclique des hauts et des bas. Tout d’un coup, le polar s’est bien vendu et tout le monde s’est mis à en faire. Les agents en ont profité et les enchères sont montées de façon irréaliste. La production est devenue énorme mais le lectorat ne s’est pas agrandi pour autant, et les ventes baissent. En fait, il y a de la place pour tout le monde, mais il faut aimer ça. Les échecs viennent des gens qui n’ont pas un goût particulier pour le genre.
C’est une question économique. "Rivages/Noir" a de lourds frais de traduction et, pour parvenir à l’équilibre, il faut vendre au moins 20 000 exemplaires. Alors nous avons publié Le Dahlia noir de James Ellroy et Cauchemar dans la rue de Robin Cook en grand format. Dégâts des eaux de Donald Westlake, deux fois plus épais que les autres, le méritait aussi. La "Série noire" est aussi passée au grand format car elle s’est privée des meilleurs titres d’un auteur parce qu’ils étaient trop gros et ne rentraient pas dans le standard de 168 pages du poche. Aujourd’hui, on respecte davantage le genre, les livres ne sont plus tronqués et les traductions sont davantage soignées.
Il y a des livres magnifiques que j’aurais aimé publier. Patrick Raynal a fait un beau boulot pour l’œuvre de James Crumley, mais je n’ai jamais voulu piquer un auteur à un confrère. J’aurais aimé aussi découvrir Arnaldur Indridason, déniché par Anne-Marie Métailié. J’admire le travail accompli par Oliver Gallmeister. Il appartient à une nouvelle génération d’éditeurs. Il ne va pas à Francfort pour participer à la dernière enchère mais pour trouver des pépites.
J’aurais aimé que ce soit Perfidia de James Ellroy mais il nous fallait un inédit pour montrer que du sang neuf coule dans la collection. Alors nous avons choisi Gravesend, le premier roman d’un jeune auteur, William Boyle, qui a écrit des pages déchirantes, et possède un univers et un ton. Il est doublement symbolique car il a été publié chez un petit éditeur américain, David Osborne, qui inscrit sa maison Broken River Books dans la lignée de Jim Thompson. Je suis très content d’avoir trouvé ce livre.