Philosophie

« Je n'ai pas de philosophie politique que l'on pourrait résumer par un isme quelconque [...]. Je me sers où je peux et je prends tout ce qui me convient. Je crois que l'un des grands avantages de notre temps est ce qu'a dit René Char : "Notre héritage n'est précédé par aucun testament" », dit Hannah Arendt (1906-1975) dans un entretien avec Roger Errera, filmé en 1973 et dont on peut lire la transcription dans Penser librement. Comment ne pas entendre dans cette déclaration une invitation à aller à notre tour se servir, librement, dans l'ouverte et fortifiante pensée de la philosophe juive allemande naturalisée américaine ? Avec leur forme hétérogène (essais, conférences, discours, lettres) et leur variété de thèmes (d'une critique sur Nathalie Sarraute à l'éloge funèbre de son ami le poète W. H. Auden, en passant par deux brefs hommages écrits à l'occasion des 80 ans de son maître Heidegger), les textes réunis dans ce recueil inédit sont d'abord l'occasion d'entrer de façon accessible dans une œuvre profondément ancrée dans son époque et qui résonne pourtant si fort à nos oreilles contemporaines - quel regard, se dit-on, aurait porté Arendt sur le spectacle actuel donné par cette démocratie américaine dont elle admirait tant les pères fondateurs ? Mais ce recueil donne surtout à voir en acte ce que, pour la philosophe, penser veut dire. D'abord, en se soumettant sans cesse à l'examen critique, comme dans Hannah Arendt par Hannah Arendt, une conférence de 1972 où elle participe à un échange serré avec ses pairs, discussion sans concession où elle s'efforce de clarifier sa pensée, précise la distinction qu'elle opère entre le politique et le social, entre la tradition et l'histoire. Et s'explique longuement sur sa lecture réservée de Marx. Dans plusieurs textes, elle s'efforce aussi de dissiper d'autres malentendus, par exemple autour de sa célèbre et polémique hypothèse de la « banalité du mal » - « J'ai toujours détesté cette idée de "Eichmann en chacun de nous" ». Ailleurs, elle commente devant les membres d'une fondation Les origines du totalitarisme, vingt-cinq ans après l'avoir écrit. On retrouve aussi son admiration pour l'antiquité grecque ou Kant... Conservatrice ou libérale ? lui demande-t-on. « Je ne sais pas », commence-t-elle par répondre, affirmant chaque fois qu'elle le peut son idéal socratique de théoricienne : formuler les problèmes et ne se satisfaire d'aucune réponse définitive. Sa conception d'une philosophie politique sans dogmes s'applique aussi à son désir de ne pas « endoctriner » exprimé devant des étudiants dans Remarques préliminaires sur la vie de l'esprit.

Penser librement se lit comme un encouragement à tenter de penser, comme elle - car ce n'est pas, assure Arendt, reprenant la formule kantienne, réservé aux « penseurs professionnels » -, et penser sans credo ni garde-fou, penser « comme dans un escalier sans rampe ». « Difficile et inconfortable », reconnaît-elle, mais aussi « porteur de grands défis, et peut-être de grandes promesses ».

Hannah Arendt
Penser librement Traduit de l'anglais (États-Unis) par Françoise Bouillot
Payot
Tirage: 2 500 ex.
Prix: 25 € ; 368 p.
ISBN: 9782228927574

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