Sept ans après son immense succès critique et public, Moi, ce que j’aime, c’est les monstres, la saga graphique d’Emil Ferris éditée en France chez Monsieur Toussaint Louverture, effectue son grand retour avec un deuxième volume qui paraît ce 8 novembre en librairie. L’autrice américaine, qui a signé cette année l'affiche du festival des Utopiales dont elle devait aussi être l'invitée d'honneur avant d'être contrainte au dernier moment d'annuler sa venue pour raisons personnelles, est devenue avec les années une icône de la bande dessinée de science-fiction.
Reconnue pour sa technique de dessin unique au stylo bille, elle livre avec ce nouveau tome de 416 pages une histoire dans la continuité de son premier opus. Paru en 2017, celui-ci avait été couronné du Fauve d'or à Angoulême en 2019. Celle qu'Art Spiegelman, auteur de Maus, considère comme l’ « une des plus grandes artistes BD de notre temps » propose ici une narration davantage tournée vers l'introspection, mais qui ne cède rien en intensité.
Récit de l’enquête autour de la mort d’Anka Silverberg qui se poursuit, Moi, ce que j’aime, c’est les monstres 2 plonge le lecteur in medias res dans le Chicago de la fin des années 1960. La survivante des camps de la mort, assassinée d’une balle en plein cœur, était au centre de l’intrigue dans le premier volet. Un mystère qui ne cesse de hanter Karen Reyes, héroïne de la saga, une jeune louve garou détective en pleine puberté. Dans ce nouveau tome, l’histoire se resserre autour de la jeune monstre et de sa famille. À travers la mise en lumière de ses doutes et de ses interrogations, à la fois identitaires et sexuels, la quête de sens de Karen, caractéristique de l’adolescence, se heurte à la dureté d’un monde qui lui échappe encore.
Ce deuxième livre reste fidèle au premier et on en oublierait presque les sept années qui les séparent. Si l’histoire semble inchangée, les personnages ont quant à eux bien grandi. Karen est sur le point de basculer dans le monde adulte. Toujours mue par sa curiosité et une certaine forme de naïveté touchante, l'héroïne veut comprendre le monde qui l'entoure et s’approprier les monstres qui illustrent ses pulp magazines dont les couvertures rythment le récit (histoires d’horreur ou d’occultisme bon marché). Emil Ferris poursuit sa quête de nouveaux personnages, toujours à la frontière du réel. Alien, druide fantomatique, créatures loufoques et colorées, prennent ainsi vie sous les yeux d’une Karen débordant d’imagination.
Les liens entre Karen et son frère Deeze s'intensifient, offrant au lecteur certaines respirations durant des visites fraternelles au musée de Chicago. Ces scènes, déjà présentes dans le tome 1, distillent des moments de paix dans le chaos organisé de l’autrice. De Picasso à Jan Sanders Van Hemesson, en passant par Edward Hopper, ces excursions, à la fois physiques et spirituelles, nourrissent les réflexions philosophiques sur la vie, la mort, la famille, qui peuplent l'esprit de la jeune Karen.
Le voyage se prolonge dans la fin des années 1960. Chicago vit au rythme des bouleversements sociaux, politiques et culturels, devenant un personnage à part entière. Les manifestations contre la guerre du Vietnam, les luttes pour les droits civiques et la naissance de la contre-culture hippie imprègnent les pages de ce deuxième tome. Le spectre de la Seconde Guerre mondiale est d'ailleurs toujours bien présent, nourri d’un témoignage d’Anka sur son passage dans les camps de la mort (âmes sensibles s’abstenir).
Lire Emil Ferris revient à entrer dans un tunnel, sombre, inquiétant, à la jonction entre le rêve et le cauchemar. Le lecteur, ou la lectrice, ne peut pourtant s'empêcher de la suivre. Les pages noircies au stylo par le trait si singulier de l'autrice, retranscrivent à merveille la noirceur d’un Chicago pollué en pleine émulsion, les âmes encombrées et les nœuds au cerveau de l’inspectrice en herbe. Parfois dérangeante, la BD trouve un équilibre avec de nombreux traits d'humour et la pureté du regard de Karen, toujours en quête de rédemption, d'amour et de vérité.
À l'image du premier tome, Karen est portée par des valeurs humanistes, féministes, antiracistes chère à l’autrice. Emil Ferris cultive son amour pour les monstres. Prostituées, noirs, amérindiens, homosexuels, personnes trans... l'autrice poursuit la mise en valeur des marginaux, des parias de l’époque. Et continue de tordre les conventions graphiques et narratives pour offrir une œuvre à la fois provocante, poétique et profondément humaine.
Ce second tome s’inscrit parfaitement dans la continuité du premier, tout en ajoutant de nouvelles couches à la complexité des personnages et à la richesse de l’univers graphique d'Emil Ferris. Karen, héroïne hors du commun, reste fidèle à sa quête : comprendre les monstres qui l’entourent, mais aussi ceux qui vivent en elle.