Dans le désert du Mexique, il y a des cactus. Et un, en particulier : élancé avec des branches telles celles d'un candélabre tendues vers le ciel, nommé Ferdinand. Ainsi l'appelle Louis-Marie qui tient « la Cantina » perdue au milieu de nulle part, perdue comme la mémoire de ce patron de boui-boui. Père du héros de BD Théodore Poussin, Franck Le Gall troque le trait du dessin contre le flot de la prose en signant un « capriccio mexicain », La Cantina. Les amateurs de ses albums ne perdent rien au change, l'histoire de l'aubergiste amnésique foisonne en couleurs et péripéties. Peu lui chaut le médium, seul compte l'imaginaire.
Le Gall a planté un décor sous le cagnard, avec un Quichotte français - dont on se demande ce qu'il fait là, mais il ne le sait plus lui-même - flanqué d'un Sancho Pança crétin. Felipe est le fidèle valet mais le seul véritable compagnon est Ferdinand le cactus-cierge. Ce dernier reçoit les confidences de Louis-Marie et partage sa solitude. Mais voilà que la routine est rompue par l'apparition d'une beauté qui est loin d'être une dulcinée éthérée, encore moins une vierge effarouchée. Rita fait son entrée « avec un sourire comme une gifle et une bouche d'une rare obscénité » et « dans un jean roulé à mi-mollets et une chemise d'homme dissimulant à grand-peine de redoutables atouts. » Felipe la reluque d'un mauvais œil : « Parce que les femmes, si on ne sait pas ce qu'elles veulent, on sait ce qu'elles amènent à tout coup : les pires catastrophes, les douze plaies de l'Egypte, les sauterelles de la mer Morte et les écuries d'Augias ! Des emmerdes, quoi ! » Louis-Marie n'est pas du même avis, enfin une femme, se dit-il, tout en s'interrogeant sur le statut du petit Mexicain au panama blanc, « qui a failli être beau ou qui l'a peut-être été dans son jeune temps », conducteur de l'« Oldsmobile série 70 noire » dont est descendue la bombe sexuelle.
Juan est-il l'amant de Rita ? Et alors ? Cela n'empêche pas la voluptueuse créature d'être quelques pages plus loin nue comme au premier jour de sa vie et Louis-Marie de la rejoindre, guère plus habillé, dans le lit. Pour la chose, ça va vite. Le suspense n'est pas le ressort dramaturgique, disons que, comme dans la veine picaresque, très proche du neuvième art, le ressort est multiple : ce sont les rebondissements qui tissent le récit.
Frank Le Gall, tel un romancier feuilletoniste, a la politesse de nous servir une histoire, et quelle histoire ! Ménage à trois ad hoc : c'est Cupidon bourré à la tequila et bientôt sous peyotl ; de mystérieux coups de feu en plein désert, une bande de flower children, des extraterrestres... on n'apprécie pas moins chez lui la palette du caricaturiste sachant camper des personnages attachants, doublée d'un art de paysagiste de l'environnement comme des âmes : « Le soleil a enfilé un pyjama de nuages multicolores avant d'aller se coucher, faisant rougir le désert entier, cactus et serpents compris. » En roman, le chromatisme de Le Gall est curieusement plus vif que lorsque sa narration se déploie en cases et phylactères. Plus joyeux à tout le moins que dans Mary Jane, l'album dessiné par Damien Cuvillier dont Frank Le Gall est l'auteur du scénario. Son écriture sobre y raconte la tragédie annoncée d'une jeune veuve irlandaise de l'époque victorienne émigrée à Londres et sauvagement assassinée une nuit de novembre 1888. Deux sorties, deux facettes de tout l'art de Frank Le Gall.
La cantina
Alma éditeur
Tirage: 3 000 ex.
Prix: 19 euros ; 296 p.
ISBN: 9782362794667
Mary Jane
Futuropolis
Tirage: 12 000 ex.
Prix: 18 € ; 88 p. en coul.
ISBN: 9782754828482