« Incredible !ndia » promet le slogan officiel, à la mesure d’un pays incroyable à tous les niveaux : par sa croissance démographique, avec son 1,45 milliard d’habitants qui lui vaut d’être le pays le plus peuplé du monde. Par sa jeunesse, avec un âge médian autour de 29 ans. Par son multilinguisme, avec des milliers de langues répertoriées dont 121 langues maternelles vivantes, 22 langues reconnues par la Constitution et 2 langues officielles que sont l’hindi aux 615 millions de locuteurs et l’anglais, langue-relais qui n’est parlée que par 10,6% de la population.
Quelque 55 % des livres publiés en Inde le sont en anglais et 45 % en langues indiennes. Dans ce pays où les habitants – tous bilingues, trilingues ou quadrilingues – n’utilisent pas les mêmes alphabets et ne lisent pas les mêmes livres, chaque langue génère son écosystème éditorial. Mais ce serait encore trop simple : les filiales des groupes internationaux qui vendent des best-sellers en anglais publient aussi en langues indiennes quand certaines maisons locales multiplient les langues de publication et ouvrent parfois même des bureaux à New York… On en perdrait son sanskrit !
Avec un taux d’alphabétisation de 77,7 %, une hausse continue du niveau d’instruction et l’émergence d’une classe moyenne importante, l’édition indienne affiche des perspectives prometteuses pour les éditeurs français. Sabine Wespieser développe depuis 23 ans un catalogue littéraire exigeant qui ne compte à ce jour qu’un livre indien, publié en 2009. Elle se montre confiante : « J’entretiens des échanges au long cours avec certains éditeurs et je sais qu’un jour, je publierai à nouveau un auteur indien en traduction ».
« Comprendre comment les marchés indiens s’articulent » (Tiffany Gassouk, éditrice pour la collection « Du monde entier » chez Gallimard)
Tiffany Gassouk, éditrice pour la collection « Du monde entier » chez Gallimard, est fière d’avoir ajouté une nouvelle langue source à la collection, le tamoul, avec la récente publication de Femme pour moitié de Perumal Murugan. Ce qu’elle attend de ce premier voyage en Inde ? « Comprendre comment les marchés indiens s’articulent et découvrir la jeune scène littéraire indienne alors qu’on me propose essentiellement des auteurs confirmés ou morts. » Des auteurs classiques indiens, c’est ce qu’est venue chercher Isabelle Jaitly pour faire évoluer le catalogue érudit des éditions Desjonquères qu’elle a repris récemment.
Julia Trouilloud, attachée pour le Livre et le Débat d’idées à l’ambassade de France en Inde, reçoit chaque année une trentaine de demandes d’aide à la publication. Si les langues indiennes sont majoritaires, elle constate que « les marchés du Sud, portés par les traductions en malayalam et en tamoul, sont actuellement les plus dynamiques ». Shashank Gupta, chargé de droits étrangers chez Mediatoon, semble optimiste pour ses catalogues de Jeunesse et de dessins animés, alors que le marché lui semble plus difficile pour la BD. Mélody Enjoubault, responsable des droits étrangers chez Flammarion, prend plaisir à pitcher des romans dont elle a peu l’occasion de parler car ils sont déjà traduits partout… mais pas en Inde. La carte et le territoire sont encore vierges, même pour Michel Houellebecq !
Collaborations balbutiantes
Si l’envie de travailler ensemble est forte, les collaborations franco-indiennes sont encore balbutiantes. Quelles sont donc les barrières à l’augmentation attendue des cessions de droits de livres français dans ce pays en passe de dominer le monde ? Elles sont d’abord contextuelles puisque, sur le milliard et demi d’Indiens, seuls 60 millions seraient aujourd’hui des lecteurs... De plus, le secteur éducatif représente 96 % du marché, réduisant à 4 % la part du trade market. Ironie du sort… cette diversité linguistique indienne qui fascine est aussi en partie responsable de cette situation.
L’Inde a d’abord comme objectif de traduire sa production, variée et excellente, d’une langue indienne vers les autres et vers l’anglais, de l’anglais vers les langues vernaculaires, avant éventuellement de s’intéresser à des contenus étrangers. Enfin, le manque de traducteurs vers les langues indiennes est tel que certains éditeurs français sont prêts à autoriser des traductions depuis l’anglais pour faire exister leurs livres en marathi ou en kannada. Personne n'a de réponse à cette question centrale : comment susciter davantage de vocations dans un pays qui est aussi un hub technologique et où les jeunes traducteurs pensent que l’IA fera bientôt leur métier ?