Données bibliographiques, données sur les usagers, corpus numérisés, les bibliothèques produisent, signalent et gèrent de nombreuses données de nature diverse, ce qui leur confère des atouts indéniables pour s'emparer de l'intelligence artificielle (IA). Quelles actions peuvent mener les bibliothèques universitaires françaises pour mettre l'intelligence artificielle au service de leurs usagers ?
Cette question a été débattue, mercredi 18 septembre, par les participants à la journée d'étude du 49e congrès de l'Association des directeurs et personnels de direction des bibliothèques universitaires et de la documentation (ADBU).
Une table ronde intitulée "Quel futur pour l'intelligence artificielle en bibliothèque universitaire ?" a esquissé les contours professionnels, juridiques, technologiques et managériaux de cette nouvelle technologie qui révolutionne en profondeur nombre de nos tâches quotidiennes, et notamment la manière d'accéder et d'utiliser l'information.
L'intelligence artificielle, une alliée de longue date
Premier constat, l'intelligence artificielle existe déjà, et par certains aspects depuis longtemps, dans les bibliothèques universitaires. "L'IA s'inscrit dans une longue histoire de machines et de logiciels opérant un traitement des données", a rappelé Grégory Miura, directeur du service commun de la documentation de l'Université Bordeaux Montaigne. "Vous êtes déjà utilisateurs d'une intelligence artificielle, celle de Paprika, notre interface d'aide à la création de notices d'autorité de qualité", a lancé David Aymonin, directeur de l'Agence bibliographique de l'enseignement supérieur (Abes), tandis que Jeannette Frey, directrice de la bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne et présidente de Liber (Ligue européenne des bibliothèques de recherche), rappelait que l'agrégation thématique de grands corpus numérisés, tels que ceux qui existent à l'échelle européenne, de même que l'indexation Rameau, faisaient déjà appel à des techniques apparentées à l'IA.
La disparition de la notion de document
Le traitement de grands corpus numériques segmentés, réassemblés thématiquement, fait voler en éclat la notion même de document en tant qu'entité spécifique. "Dès qu'on a commencé à numériser, cette question s'est posée, a souligné Emmanuelle Bermès, adjointe pour les questions scientifiques et techniques auprès du directeur des services et des réseaux à la Bibliothèque nationale de France. Est-ce qu'on numérise page à page ou tout le livre numérique ? On a commencé à déconstruire le concept de document par la numérisation et ensuite par le passage sur le Web. Mais c'est une reconstruction intellectuelle par l'agrégation des données dans de nouvelles logiques venant de l'usager et ou des besoins des chercheurs. Cela donne beaucoup de pouvoir à l'usager et remet en question pour nous des tâches comme le catalogage de documents qui changent de formes en permanence".
De nouvelles logiques de recherche
Le développement de l'intelligence artificielle se fait en parallèle de l'évolution des pratiques d'accès à l'information des usagers. "Nous avons été obligés de repenser notre offre de services pour nos chercheurs car nous sommes face à des demandes que nous n'avions pas avant, a expliqué Estelle Caron, responsable du département Documentation de l'Institut national de l'audiovisuel (Ina). Nous développons par exemple dans un espace dédié de notre site inathèque une offre de données avec un outil de reconnaissance d'image et des corpus qui seront à disposition de nos chercheurs. On doit aussi repenser nos dispositifs de médiation, et réfléchir à la manière d'accompagner les chercheurs dans ces nouveaux usages”.
Le bibliothécaire, soluble dans l'intelligence artificielle ?
Les applications et outils s'appuyant sur l'intelligence artificielle amènent de profondes mutations dans la manière d'exercer les métiers de la documentation. Quelles sont les nouvelles compétences dont les bibliothécaires vont devoir se saisir ? "L'IA a besoin de beaucoup de données pour pouvoir fonctionner, de données de bonne qualité et à jour, a relevé Emmanuelle Bermès. Se pose aussi la question de l'obsolescence. L'intelligence artificielle va nous conduire à travailler sur nos données comme le fait nos chercheurs".
Vers une société à la "Big Brother" ?
Surveillance, intrusion dans la vie privée, remplacement des compétences humaines par la machine, l'intelligence artificielle suscite un certain nombre de craintes. Sont-elle justifiées et quelle vigilance est-il nécessaire de mettre en place ? "Les questions juridiques sont légion, a confirmé Jeannette Frey. On doit se montrer critique sur ce que produit l'intelligence artificielle de même qu'on l'est pour les productions humaines. Mais nous ne pourrons pas freiner cette 4ème révolution industrielle. Cela demande un grand travail d'encadrement juridique, mais aussi en termes de modèle économique pour éviter la capitalisation des plateformes de données".
La machine n'a cependant pas encore gagné sur l'être humain. "On peut berner facilement l'IA, par exemple tromper les logiciels de reconnaissance faciale", a indiqué David Aymonin. Pour l'instant.