Dans son dernier livre, Pourquoi la pensée humaine est inégalable, la nouvelle star de la philosophie allemande, Markus Gabriel, tente de régler son compte à l’intelligence artificielle. Mais, bien que brillantissime, sa démonstration se mord la queue et ne fait qu’illustrer l’incapacité structurelle de la philosophie à traiter un sujet qui fait pourtant partie de son domaine réservé (la pensée), prisonnière qu’elle est de son besoin de principes inconditionnés, alors que la technique, elle, ouvre le champ des possibles.
Le premier temps de l’argumentation met classiquement en avant les racines biologiques de la cognition et l’incapacité des ordinateurs, même neuronaux, à reproduire la complexité du vivant dont la pensée tirerait sa spécificité au terme d’une évolution remontant au big bang. Le deuxième temps s’inspire de Michel Houellebecq : la carte ne saurait remplacer le territoire qu’elle modélise. Il en va de même de l’IA qui ne fait que modéliser les mécanismes cognitifs.
Le troisième temps est paradoxal : à bien y réfléchir, la culture est elle-même une modélisation de la réalité et donc une intelligence artificielle ; quant à l’IA numérique, elle en est une aussi, mais de second degré, une modélisation de modélisation, une « IAA », qui, de ce fait, serait impuissante à penser vraiment. Dès lors, dans ce continuum de modélisations nous menant des poussières d’étoiles au deep learning, la prétendue rupture radicale entre IA et IAA fonctionne comme un acte de foi.
Une autre argumentation, que le bibliothécaire préférera suivre, conclura au contraire à une transformation progressive de la pensée par l’IA, après que la numérisation des textes, prenant elle-même la suite des bibliothèques et des arts de mémoire, ait déjà transformé les conditions de socialisation de la connaissance. Dans cette perspective, le déploiement de la culture et des algorithmes en dehors du cerveau exprime une pensée en mouvement. Il reconfigure le périmètre d’une « pensée humaine » que Markus Gabriel préfère figer dans son essence, tout en disant qu’elle est porteuse d’infini.
Scepticisme
Les bibliothécaires et habitués des techniques cognitives que nous sommes ne peuvent que rester sceptiques devant les argumentations tautologiques opposant l’irréductibilité et l’infini de la pensée à ses outils. Ils savent, par exemple, que le fait d’avoir naguère caricaturé le numérique au nom du livre ne nous a pas beaucoup aidé à appréhender l’émergence d’une nouvelle culture des réseaux - où, d’ailleurs, le livre garde toute sa place. Théoriser l’impossibilité philosophique d’une intelligence artificielle et agiter l’épouvantail du transhumanisme ne nous aident pas plus à tirer parti de notre nouvel écosystème cognitif.
C’est pourquoi le cycle "Matière à penser" que la Bpi consacre à Ces lieux où l’on pense (bibliothèques, musées, théâtres) et aux médiations cognitives qui s’y déploient dans l’espace est particulièrement pertinent. S’inscrivant dans le droit fil des travaux de Christian Jacob sur les Lieux du savoir, il contribue à promouvoir au sein d’un champ culturel souvent conservateur la confiance dans les « forces imaginantes » (1) de la technique et fait écho à la façon dont les artefacts numériques transforment la pensée.
Les bibliothécaires ne sont ni des philosophes ni, à l’inverse, des scientifiques en sciences cognitives. Cependant, leur confrontation pratique à l’évolution des dispositifs de pensée et la mise en perspective historique qu’ils peuvent en effectuer – dans la foulée des derniers travaux d’Henri-Jean Martin sur la cognition - leur permettent de percevoir avec acuité les évolutions à venir et d’aider leurs contemporains à mieux les aborder.