Son oeuvre, intégralement traduite en français (aux éditions de l'Aube, Des femmes, puis chez Philippe Picquier et, depuis 2006 et la publication de Terre des oublis, grand prix des Lectrices de Elle, chez Sabine Wespieser), louée par tous, de Daniel Rondeau à Elisabeth Barillé ou Minh Tran Huy, réfugiée en France depuis cinq ans, chevalier des arts et des lettres, Duong Thu Huong est presque aussi percluse d'honneurs que de dons. Pourtant, vallée de larmes et chant des sirènes ne recueillent chez elle que la même tranquille indifférence. Elle s'en moque, elle écrit. De plus en plus. De mieux en mieux.
Après ce que beaucoup tiennent pour son chef-d'oeuvre, Au zénith (Sabine Wespieser, 2009), vaste fresque méditative sur son pays natal, d'Hô Chi Minh à nos jours, on pouvait craindre que la boucle soit bouclée et attendre en guise de livre suivant un opus différent, moins dense, marquant la volonté de son auteure de défricher des terres littéraires nouvelles. C'était faire peu de cas de l'une des vertus essentielles de Duong Thu Huong : son obstination. Elle sait que tout écrivain ne chante vraiment bien que dans son arbre et que, au fond, ce sont ses obsessions qui la singularisent. Sanctuaire du coeur est donc, à nouveau, une épopée douloureuse, endeuillée, un chant d'amour et d'exil. Sa figure centrale en est Thanh, un jeune homme d'une trentaine d'années, fils de professeurs honorablement connus, ayant fugué de chez ses parents encore adolescent, sans espoir de retour. Il connaîtra dans le Vietnam désenchanté de la fin du siècle dernier (le récit se déroule, pour l'essentiel, en 1999), la prison, la faim, les bordels pour garçons et la "libération" relative de l'amour d'une femme plus âgée dont la fortune lui laisse accroire que tout s'achète... Duong Thu Huong se promène le long de cet itinéraire d'un enfant perdu, croisant les causes et les effets, remontant le temps et les fleuves, composant "in fine" quelque chose comme un requiem, une assomption de la douleur, un grand livre de la perte. On n'oubliera pas ce gamin ballotté par une vie plus grande que lui, ce Thanh trop beau et si jeune que l'humiliation lui est comme un foyer de substitution. Ce Thanh qui voudrait bien lire des livres puisqu'on lui assure que ceux-ci recèlent les clés de sa liberté, et qui faute d'obtenir de pouvoir acheter une biographie de Jackie Kennedy quitte la librairie de la station balnéaire où il exerce ses talents de gigolo nanti de la collection complète des Angélique, marquise des anges... Cet enfant trop vite grandi, qui porte le deuil de la promesse fallacieuse du monde que lui ont fait ses parents (et singulièrement son père), ne sera plus jamais nulle part tout à faite chez lui. Ce sentiment-là n'est sans doute pas étranger à Duong Thu Huong, à la puissance et à la beauté de ce roman.