Avec Les soldats de Salamine (Actes Sud, 2002), salué dès sa sortie par Mario Vargas Llosa, Susan Sontag ou J. M. Coetzee, Javier Cercas s’imposait presque malgré lui comme le chef de file d’une nouvelle génération de romanciers espagnols, désireuse avant tout de fouailler dans les plaies intimes du pays, d’exhumer enfin totalement les souffrances et les ambiguïtés, et le complot de silence nés de la guerre civile et de la glaciation franquiste. De ce sillon, où l’art romanesque le plus abouti voisine avec le réel et même s’adosse à lui, Cercas ne sortit plus. Et dans chacun des très grands livres qui suivirent et ne firent qu’affirmer sa place désormais éminente dans le paysage littéraire espagnol et au-delà, européen, il ne fut plus question que de "documenter" ainsi l’ampleur des blessures. Ce fut notamment vrai de L’imposteur (Actes Sud, 2015) sur un menteur ayant construit son mensonge sur celui de l’Espagne d’après-guerre ou de ce qui reste sans doute son chef-d’œuvre, Anatomie d’un instant (Actes Sud, 2010), autour de la tentative de coup d’Etat du 23 février 1981, qui établit à la fois la légitimité du retour à la démocratie et celle de la Couronne.
Aujourd’hui, avec le fascinant Le monarque des ombres, Cercas revient en quelque sorte à ce qui fut et demeure son obsession première, à Salamine, dont il constitue en quelque sorte la préquelle, la scène initiale. Qui est-il, ce "monarque des ombres"? Un jeune homme mort voici très longtemps. Il s’appelait Manuel Mena, phalangiste convaincu (donc combattant au sein des forces franquistes), il est tombé à 19 ans, en 1938, lors de la bataille de l’Ebre, la plus meurtrière de cette guerre civile. C’était également le grand-oncle maternel de l’auteur. Sa mère, pour qui il avait été moins un oncle qu’un grand frère, bienveillant et complice, garda toujours près d’elle une photographie prise quelques mois avant sa mort où le grand uniforme ne parvient pas tout à fait à cacher l’extrême jeunesse. Il fut d’abord dans la mémoire familiale un héros, auréolé de ses précoces exploits guerriers et plus encore de son destin tragique. Pourtant, issu d’une famille de paysans d’Estrémadure étant malaisément parvenue à s’extraire de sa condition d’asservissement, il mourut en héraut d’une cause qui n’aurait pas dû être la sienne. La République l’attendait pour la défendre, il s’en fit, jusqu’au sacrifice de sa vie, l’agresseur. Plus tard, le temps passa, le vent tourna, et le héros désormais fourvoyé n’était plus évoqué dans la famille Cercas qu’avec une grande circonspection. A tel point que Javier Cercas lui-même, dont la rencontre littéraire avec son grand-oncle pouvait apparaître comme inévitable, douta du bien-fondé de ce projet. Si Le monarque des ombres existe, c’est d’abord grâce à l’insistance de son ami, le cinéaste et romancier David Trueba, qui l’accompagna pendant une bonne partie de son enquête, notamment dans le village natal de Manuel Mena, berceau familial des Cercas.
Il en résulte donc un livre fascinant jusque dans ses ambiguïtés, ses repentirs au sens pictural du terme. Partagé entre la noblesse naturelle de son grand-oncle et son dévoiement au regard de l’Histoire, Cercas écrit autant cette histoire qui est sienne et celle d’un pays tout entier que toutes les raisons, bonnes et mauvaises, qu’il aurait eues de ne pas le faire. C’est moins Manuel Mena, jeune mort sur qui retombe peu à peu la poussière de l’oubli, qui est dévisagé et envisagé ici que les "habituels suspects" de la littérature: l’auteur et son lecteur. O. M.