Avec Jean-Claude Fasquelle, mort le 13 mars 2021, c'est un éditeur par excellence qui a disparu. Son grand-père, Eugène, fondateur des Editions Fasquelle en 1896, avait été l'éditeur de Zola, entre autres. Et Jean-Claude, ainsi que le rappelle Laure Adler dans son hommage, n'en était pas peu fier. Le petit-fils, né en 1930, a dirigé la vénérable maison à ses débuts, en 1954. Mais à partir de 1967, après la fusion, au sein du groupe Hachette, de Fasquelle avec Grasset, dont il devient directeur général puis, de 1981 à 2000, P-DG, Jean-Claude Fasquelle a vraiment été l'âme de Grasset. Rarement un éditeur et une maison auront été aussi indissolublement unis. C'est même l'année de naissance du patron qui servit longtemps de code à la porte du 61, rue des Saints-Pères !
Jean-Claude Fasquelle était plus qu'un éditeur, avant tout un homme. Un seigneur, qui pratiquait son métier « à l'ancienne ». Un taiseux, tendre sous ses allures de parrain de la mafia marseillaise, avec ses costumes bleu sombre à rayures de craie, mais aussi un stratège impitoyable. Avec Yves Berger, François Nourissier, Françoise Verny, Edmonde Charles-Roux, Dominique Fernandez, Jean-Paul Enthoven et quelques autres, il s'était constitué une sacrée task-force, redoutable dans la chasse aux prix littéraires.
Jean-Claude Fasquelle, c'était un certain art de vivre, de recevoir, avec sa femme Nicky - dans leur jardin parisien ou à Cadaquès, pour les élus -, lequel inspirait la pratique de son métier. L'édition d'alors n'avait rien à voir avec celle d'aujourd'hui. Dans les années 1980, en ce temps que les moins de 60 ans ne peuvent pas connaître ni s'imaginer, Grasset était sans doute la maison la plus festive de Paris. Avec son annexe The Twickenham, le pub du coin de la rue des Saints-Pères et de la rue de Grenelle, devenu aujourd'hui un magasin de fringues. Tout se passait, se signait, se terminait là, parfois aux petites heures du matin. Umberto Eco sirotait un whisky dans un box, Anthony Burgess, l'auteur d'Orange mécanique, une chope de bière sur le piano, jouait des ragtimes endiablés jusqu'à l'aube... En ce temps-là, les comptes d'exploitation prévisionnels ne faisaient pas la loi.
Pour rendre hommage à son ancien patron, Grasset a rassemblé 27 « Portraits de l'éditeur en artiste », écrits sans flagornerie par des gens qui ont été ses auteurs, de Laure Adler à Danièle Thompson en passant par Frédéric Beigbeder, Dominique Bona, Virginie Despentes, Serge July, Gaspard Koenig, Michel Onfray ou Daniel Rondeau ; ses collaborateurs (Manuel Carcassonne, Olivier Nora), ou les deux, comme Christophe Bataille. Autant de facettes d'un homme complexe, formidablement attachant, sans qui, après les disparitions de Claude Durand ou Jean-Marc Roberts, autres Mohicans, l'édition française ne sera plus jamais la même.
Extraits
Virginie Despentes : Rigolade et cocaïne
Et je me souviens aussi de lui quand on a sorti ce film, Baise-moi. De son enthousiasme après la première projection, avant que le film ne rencontre des problèmes avec l'extrême droite. Il était une des rares personnes de notre entourage à immédiatement percevoir de la vitalité dans ce bordel, une grande joie. Et ça l'enthousiasmait. Jean-Claude ne prenait pas de pause - il ne faisait pas semblant de ne pas être choqué pour jouer les affranchis, le mec à la coule - il regardait Baise-moi et il disait « quelle rigolade » et ça lui paraissait tout à fait réussi. Il avait décidé d'organiser dans sa maison une grande fête - comme il en donnait souvent. Jean-Claude et Nicky avaient trouvé opportun d'organiser une belle réception en l'honneur de ce film - et ils nous recevaient, toutes les quatre, avec un naturel splendide - nous et les improbables quantités de cocaïne que nous trimballions à l'époque. Ça, c'est la classe. Vivre dans cette maison, être qui ils étaient, et voir débarquer les quatre filles de Baise-moi et les traiter comme des comtesses en goguette.
Christophe Bataille : Au comité de lecture
À vingtquatre ans, je découvrais peu à peu le sens du comité de lecture, face à ce seigneur aussi souriant que cruel. Ne croyez pas au bonhomme, au merveilleux ami de Dalí et d'Edmonde, de Sagan ou autre gloire - je n'ai pas connu plus grand négociateur, blesseur, narquois, superbe, diabolique en ses légions, parfois libertines, ou bien communistes, ou allemandes, ou branques, et bien sûr marseillaises ; soudain l'homme était doucement délicieux. Il me terrifiait, donnant à voir toute contradiction : ainsi, de gaffes en conneries, de maladresses en incompréhension, j'apprenais.
Ce n'est pas un portrait, bien sûr : je n'étais pas intime du grand homme, et je n'ai ni secret ni passion pittoresque. En auraisje, que je ne dirais rien, afin que tout légende. Mais je l'ai regardé si souvent, sans bien comprendre ; je sais aujourd'hui que c'est lui qui nous fixe, à chaque mot, à chaque ligne. Il nous encourage à la vérité, à la légende, griffe, foucade ou monochrome, sans crainte je le sais : au seul son du talent.
Manuel Carcassonne : L'art de l'éditeur
Impossible de résumer cet homme, un géant de légende, un ogre bonhomme et féroce, sans penser le don qu'il avait de faire coexister les contraires. Un don parmi tous les dons, une diplomatie comprise en quelques mots, lapidaires, doux parfois, cruels aussi, même si jamais je ne l'avais vu méchant ou malveillant.
L'art de l'éditeur.
L'art d'une forme probablement oubliée de comprendre toutes les facettes de l'espèce humaine.
Voilà un grand bourgeois qui avait des amitiés loyales à gauche, au point qu'il me refusa un livre sur les méfaits du communisme au nom de son attachement au parti.
Voilà un patriarche, entouré de son carré de fidèles, les Yves Berger, Paul Guimard, Lucien Bodard et MarieFrançoise Leclère, François Nourissier, Dominique Fernandez, Edmonde CharlesRoux, BernardHenri Lévy, qui ne croyait qu'aux jeunes, comme s'il avait compris mieux que personne, qu'éditer, c'était ouvrir le chemin, qu'éditer c'était parier, en joueur, que la roulette allait s'arrêter sur l'un ou autre. Il voyait la réussite sous l'étoffe du débutant, dans l'apprenti la potentialité. Sous les os de l'humain, le succès au futur.
Olivier Nora : Un prince sans rire
Colosse, géant, menhir, seigneur, monstre sacré, Guépard, Capo di tutti capi : les images hyperboliques pour évoquer cet homme ne rendent pas tout à fait compte des contradictions fondatrices d'un être complexe qui désarçonnait d'autant plus ses interlocuteurs qu'il vivait luimême en tension entre plusieurs facettes de sa personnalité. À la fois timide et intimidant, rassurant par sa puissance et inquiétant par sa profonde singularité, d'une courtoisie de monarque et d'une férocité de fauve, la voix douce et le geste dense, mutique et impérieux, cadenassé et libre, hédoniste et bûcheur, aristocrate et grivois, bonhomme et matois, stratège obstiné et tacticien mobile, le plus viril des féministes et le plus féminin des machos, il n'était pas facile à saisir pour qui ne le connaissait pas.
Ce grand liseur s'était rendu illisible : la puissance dégagée par sa masse corporelle était démentie par un regard myope indéchiffrable qui semblait s'excuser d'exister ; son silence proverbial poussait à la faute son interlocuteur, qui se retrouvait nu sans que lui ait encore retiré un gant ; son horloge intérieure imposait son rythme aux vicissitudes du calendrier de sorte qu'aucune urgence ne s'imposait à lui qu'il n'ait décidée telle ; ses rapports intimes avec les êtres semblaient cheminer souterrainement pour jaillir soudain d'une manière inattendue, en un lieu imprévisible.
C'était un prince sans rire : sous des apparences austères, il était d'une irrésistible drôlerie.
Yves Simon : L'aventurier
JeanClaude était une personnalité complexe, tranquille, mais sous ces apparences trompeuses il était surtout un aventurier. Avec le recul, j'ai vite deviné qu'il était un grand joueur de destins préparant des coups à plusieurs bandes. Exemple : contre toute attente, la publication d'un premier roman sulfureux au titre direct, Baise-moi, étrangement l'intéresse. Je demande : « Tu trouves ce livre d'une puissante élégance ? - Authentique et moderne ! » répondil avec aplomb.
Quelques semaines plus tard ce bourgeois du sixième arrondissement a le beau culot de signer Virginie Despentes, dont on sait aujourd'hui l'impeccable succès de la série Vernon Subutex.
Cela se nomme capitaliser sur un avenir incertain.