Après l'homme (Ailefroide : altitude 3 954, 2018, dans lequel il retraçait ses premières expériences d'alpiniste) et le loup (Le loup, 2019), Jean-Marc Rochette complète avec La dernière reine, son album le plus ambitieux, sur 240 pages, toujours chez Casterman, l'exploration de ses Alpes natales en suivant la piste de l'ours. Il s'agit en l'occurrence d'une ourse, cette « dernière reine » du massif du Vercors qui donne son titre à l'album et dont on apprend la mort dans les toutes premières pages. Nous sommes en 1898. Édouard Roux n'est encore qu'un gamin, mais qui déjà enrage de voir la nature saccagée et les bêtes massacrées. Avec sa mère, il vit à l'écart du village, dans une petite maison perdue dans la forêt. Elle est volontiers accusée de sorcellerie. Lui-même se trouve ostracisé par les enfants de son âge. Dès les premières pages, on apprend qu'il finira sur l'échafaud.
Entre-temps cependant, il aura été mobilisé pour la Grande Guerre, aura vécu dans la Somme l'enfer des tranchées, en sera revenu la médaille militaire au poitrail mais le bas du visage arraché. Il vit en solitaire, ne circule que la tête recouverte d'un sac le protégeant des regards, jusqu'à ce qu'un voisin ne lui donne les coordonnées de Jeanne Sauvage, une sculptrice animalière qui, à Montmartre, s'est fait la réputation après-guerre de réaliser des masques redonnant forme humaine aux gueules cassées. Jeanne va réparer Édouard physiquement et psychiquement, le sculpter, l'aimer et avec lui son univers de grands espaces et de bêtes sauvages.
Se déploie alors entre Paris et le Vercors un ample récit dans lequel l'auteur grenoblois exprime tout à la fois son amour de la nature et de la montagne, d'un art qu'il décrit comme organique à la manière de celui de Chaïm Soutine dont il dresse un très beau portrait, et de l'amour tout court. Et si ce dernier est restitué dans une forme de naïveté parfois troublante, il contribue à faire vibrer dans les pages en clair-obscur du dessinateur la quête mélancolique d'une pureté originelle. D'une atmosphère oscillant entre une aube qui paraît éternellement figée dans l'expression d'improbables possibles, et un inexorable crépuscule, la pureté émerge parfois dans le bleu éthéré du ciel, de la neige des sommets ou des éclats obliques d'un soleil hésitant.
La dernière reine
Casterman
Tirage: 85 000 EX.
Prix: 28 € ; 240 p.
ISBN: 9782203208353