Liberté, liberté chérie. « Ma liberté », c'est sur ces mots que se clôt Comédie d'automne, sixième et dernier récit autobiographique de sa série La vie poétique. Jean Rouaud est un obsessionnel du classement, du rangement, qui, à l'instar d'un Cocteau, d'un Malraux (spécialiste des projets inachevés) ou d'un Henri Troyat, organise son œuvre par cycles, au moins quatre à ce jour. Une habitude peut-être acquise durant ses sept années de marchand de journaux au kiosque du 101, rue de Flandre, épisode et lieu devenus culte depuis. Dans un espace réduit, il faut savoir retrouver les choses. Les exemplaires du Monde, par exemple, que venaient alors acheter des lecteurs fidèles voire militants (on est dans les années 1980), chaque jour à la même heure. Parmi ceux-ci, l'un des héros du livre, le mystérieux Albert. Grand bourgeois mâtiné de noblesse d'Empire, né dans le Faubourg Saint-Germain, il avait rompu avec sa classe, s'était fait un temps prêtre, était parti vivre au Brésil et lutter pour la démocratie. D'une exquise politesse surannée, d'une discrétion et d'une érudition remarquables, c'est à lui que Rouaud a fait lire le manuscrit des Champs d'honneur avant même son éditeur, le gourou des Éditions de Minuit, jamais nommé ici. Après que l'ancien kiosquier aura obtenu le prix Goncourt en 1990, Albert le décevra beaucoup en rejoignant sa caste réactionnaire, méprisant les humbles, les pauvres, les sans-grade, ceux, justement de la famille de l'écrivain. Ces chers disparus dont il a romancé les destinées dans son cycle Le livre des morts − Les champs d'honneur en constituant le premier volume. Trois étaient prévus dès l'origine car Rouaud ne vivait que pour écrire, être publié chez Minuit et, succès ou non, y consacrer son existence. Il y en eut cinq en tout. Et puis une œuvre s'est élaborée, inclassable.
Le Goncourt fut totalement imprévisible : pas de service de presse pour cause de radinerie de l'éditeur ; Hervé Bazin, qui conspire contre « le Favori », impose Les champs d'honneur dans la sélection finale alors qu'il n'est pas passé par les éliminatoires. Le roman de Rouaud finit par l'emporter par huit voix contre deux et se vend comme des petits pains, avec déjà 550 000 exemplaires recensés en 1991.
Contrairement à la légende qui s'est colportée ensuite, Rouaud − orphelin d'un voyageur de commerce mort lorsqu'il avait 11 ans et rejeton mélancolique d'une marchande de vaisselle chic, avare de son affection et mariée au-dessous de sa condition − n'était pas devenu kiosquier par vocation, mais à mi-temps, afin de rester chez lui et d'écrire. Une liberté chèrement acquise : horaires et conditions de travail éprouvants, salaire de prolo... Mais la ténacité paye, ainsi que la foi en son destin. Kiosque (Grasset, 2019), revenait sur cet épisode fondateur. Comédie d'automne raconte l'avant, le pendant et (un peu) l'après-Goncourt, de façon précise, sans fard même si un certain nombre d'anonymats sont préservés. Pas celui du regretté Bernard Rapp, son découvreur, qui a lancé le livre et l'auteur à la télé, à la première de son émission « Caractères », laquelle tenta de succéder à « Apostrophes ». À ses qualités littéraires, Jean Rouaud en ajoute une autre, morale, la fidélité, tout en sachant se faire vachard envers certains, à la manière de ses maîtres, ses dieux, Chateaubriand et Flaubert.
La vie poétique. Vol. 6. Comédie d'automne
Grasset
Tirage: 9 000 ex.
Prix: 20.90 € ; 288 p.
ISBN: 9782246803829