La peur des autres. Montaigne d'abord ! Tout part de là, dans la France des guerres de Religion. Comment vivre au cœur de ce grand traumatisme ? Avec quelle éthique ? Et que penser de l'autre réduit au statut d'adversaire ? Ces questions se bousculent dans le beau livre de Jérémie Foa. L'historien (université d'Aix-Marseille) avait déjà consacré une étude saisissante sur les massacrés et les massacreurs de la Saint-Barthélemy (Tous ceux qui tombent, La Découverte, 2021) en racontant la catastrophe vue de l'intérieur. Il élargit ici sa focale sans oublier la spécificité de son approche, celle du quotidien et de la microhistoire.
Ces guerres de Religion, bornées par le massacre de Wassy (1562) et l'édit de Nantes (1598), ont profondément bouleversé la France. Durant trente-six ans, elles ont rendu suspects des objets, des signes et des espaces. Les livres possédés deviennent dangereux, tout autant que les lettres qu'on envoie. En fait, tout ce qui peut trahir ce que l'on est. Pour survivre à ces injonctions de « Qui vive ? » et de « Qui va là ? », chacun met en place des stratégies. À Senlis, à Limoges, à Nemours, on se déguise en femme, en curé, en paysan pour échapper à la mort. Si les croix sur les maisons huguenotes lors de la Saint-Barthélemy relèvent de la légende, une femme grimée, repérée par ses mules rouges, a bien été assassinée. Comment passer inaperçu dans un monde où tout vous marque ? Il faut se méfier des gens, des choses, des mots. D'autant que trompeurs et trompés cohabitent dans ce monde contrefait. « Le monde des guerres civiles est un monde de soi-disant, de mépris et de méprises », où chacun se dit catholique, comme ce compagnon de voyage qui a dupé Montaigne. En fait, cette manière de survivre consiste à rester ce que l'on est en le dissimulant. Ainsi, la figure du tricheur s'impose. Elle installe la prépondérance du montrer sur le croire et finit par provoquer un détachement du religieux.
Ces comportements d'hier ont laissé des traces aujourd'hui, des déchirures entre Paris et la province, entre les radicaux et les modérés. La nuance et la complexité disparaissent au profit de la haine. Le droit à l'indifférence s'évapore, l'obligation de se justifier s'impose. C'est de cette angoisse « crue et souterraine » qu'il est question dans cette étude émaillée d'anecdotes et de citations. L'historien traque les détails et les situations dans un pays déchiré. Ces guerres jouent aussi sur la langue qui s'opacifie. On en dit le moins possible car les mots peuvent tuer, notamment les mots de passe si on les oublie dans la rue lors d'un contrôle. Jérémie Foa fait de ces guerres de Religion un « laboratoire de la modernité », celle de cette civilisation des mœurs décrite par Norbert Elias en 1939 comme un lent contrôle des affects. Ces processus dépassent le strict plan d'une époque car ces stratégies sont mises en œuvre dès que la société se disloque sous la pression religieuse ou politique. Cet ouvrage est donc aussi important pour saisir ce qui fait tenir ou pas les gens ensemble.
Survivre. Une histoire des guerres de Religion
Seuil
Tirage: 6 000 ex.
Prix: 21 € ; 352 p.
ISBN: 9782021181272