Jérôme Egéa - Il y a eu beaucoup d’incompréhension sur ce qui se passait chez Chapitre. Je peux d’autant mieux en parler que j’ai travaillé neuf ans pour le groupe, d’abord comme directeur du magasin de Perpignan, puis comme directeur régional chargé du Sud-Ouest. Ainsi, je peux vous dire que les achats n’étaient pas centralisés. Par contre, les budgets étaient de plus en plus serrés, et les pressions de plus en plus fortes pour privilégier les nouveautés, en particulier celles susceptibles de générer des ventes massives et, donc, de rentabiliser les investissements effectués dans la structure logistique Loglibris. Du coup, une fois les nouveautés achetées, il n’y avait plus guère de budget pour le fonds. Or, la clientèle des librairies de centre-ville, comme l’étaient les Chapitre, est plus acheteuse de fonds que de nouveautés. Nos achats ne collaient donc plus avec les attentes des clients. L’enseignement que j’en retire est qu’il faut absolument permettre à chaque point de vente d’adapter son offre aux besoins de sa clientèle, et donner à chaque rayon la maîtrise de son assortiment.
Depuis mon entrée dans le métier en 1997, il y a eu une évolution très importante liée à l’arrivée de la crise. Aujourd’hui, un libraire ne peut plus se contenter de bien connaître son fonds : il doit aussi être un bon gestionnaire. La rigueur est devenue indispensable, car les banquiers ne feront plus de cadeaux. Reste qu’il n’est pas aisé de trouver toutes les compétences nécessaires réunies dans une même personne. D’autant que libraire reste un métier de passion.
J’ai été recruté pour ramener à l’équilibre les établissements repris dans un délai de deux ans. Le fait d’avoir moi-même racheté le magasin Chapitre de Perpignan, dont je n’ai jamais cessé de m’occuper même quand je n’en étais plus directeur, et de l’avoir toujours maintenu à flot avec le soutien et le travail de l’équipe, a sans doute contribué au choix d’Albin Michel.
En ce qui concerne l’éditeur, il faut demander à l’intéressé. Mais pour les librairies, c’est une formidable opportunité.
Au sein du groupe Albin Michel, je suis rattaché directement à Guillaume Dervieux, vice-président. Mon rôle de directeur fonctionnel est avant tout de coordonner et de faire passer les bonnes pratiques entre les magasins, mais je n’ai aucune équipe avec moi. Chacune des sept librairies reprises par Albin Michel a sa propre structure juridique, sa propre comptabilité, son gérant, son directeur… Je suis le chef d’orchestre, mais chacun joue sa partition. Je suis notamment chargé de déterminer le budget des magasins en concertation avec leurs directeurs, mais ensuite ce sont eux qui le gèrent à leur guise. Aussi, ma priorité est aujourd’hui de redonner confiance à tous. Depuis plusieurs années, les libraires de Chapitre ne savaient plus ou n’osaient plus commander de fonds. Et avec la liquidation du groupe, ils ont eu un choc émotionnel fort. Il leur faut retrouver la maîtrise de leur assortiment pour réinjecter le fonds adéquat et le faire évoluer. Cela passe par un nouveau travail de collaboration avec les représentants.
Non ! D’ailleurs, elles ne sont pas placées sous une même enseigne. Chaque fois que c’était possible, elles ont repris leur nom d’origine, réaffirmant ainsi leur identité locale. En outre, celles qui ont des spécificités les conserveront. Ainsi, Julliard, à Paris, restera très présente dans les sciences humaines, même s’il lui faudra procéder à des adaptations en raison de l’évolution possible de son marché avec le départ programmé de son voisin le ministère de la Défense.
Comme je vous le disais, il n’est pas question pour moi d’imposer quoi que ce soit. Je peux suggérer, mais c’est aux directeurs de magasin de décider de leurs investissements en fonction de leur budget. A ce stade, des idées circulent, mais rien n’a été décidé. Sauf pour Julliard, où l’aménagement n’a pas changé depuis trente ans. Le magasin fermera cet été pour permettre d’y effectuer d’importants travaux. Tout va être refait avec l’idée d’aérer l’ensemble sachant toutefois que certains piliers, créant des obstacles pour le regard, ne pourront pas être enlevés. L’objectif est de rouvrir les portes d’une librairie flambant neuve pour la rentrée littéraire, le 20 août.
La librairie a 20 ans ce mois-ci. Ce qui passe par un important programme de rencontres, mais aussi par des travaux prévus cet été. On va notamment refaire l’étage, qui n’a pas bougé depuis l’origine. On va y installer un espace convivial avec un corner où il y aura du Wi-Fi et où on pourra consulter et lire des livres en streaming. Aujourd’hui, une librairie doit offrir des services, toujours plus de services, quitte à être à l’origine des besoins. A cet égard, mon magasin est un formidable laboratoire. Je peux y tester de nouvelles idées et, si elles s’avèrent concluantes, les partager avec les autres libraires du réseau Albin Michel. Par exemple, j’expérimente actuellement le speed booking. Une fois par mois, le mercredi soir, la librairie invite ses libraires et ses clients à présenter leurs coups de cœur, lesquels sont ensuite relayés sur son site Internet.
La semaine, je suis dans les magasins d’Albin Michel, le week-end dans le mien. C’est assez prenant ! Mais j’ai toujours eu l’habitude de bouger et de me confronter à différentes problématiques. Peut-être parce c’est ce qu’ont toujours fait mes parents. Après avoir été pilote dans l’armée de l’air, mon père est devenu commerçant, et il était en même temps chef d’orchestre. Moi-même, avant de devenir libraire, j’ai été entrepreneur durant neuf ans dans le secteur de l’électronique. Aujourd’hui, à 50 ans, je considère que c’est une belle opportunité de pouvoir diriger ma propre librairie tout en travaillant pour d’autres. <
Voir aussi LH 980 du 10.1.2014, p.18-19, et LH 986 du 21.2.2014, p.12-15.