L'écrivaine Auður Ava Ólafsdóttir dit de lui qu'il est le premier « à avoir introduit l'éternité dans les lettres islandaises ». Célébré dans son pays comme à l'étranger pour ses sagas familiales enjambant les époques comme les océans, Jón Kalman Stefánsson semble conformer le temps aux volontés de sa plume. D'ailleurs, les poissons n'ont pas de pied (Gallimard, 2015), qui l'a fait connaître en France, suivait ainsi les trajectoires de trois générations d'hommes et de femmes dans les fjords de l'Ouest, un territoire avec lequel l'auteur renoue dans Ton absence n'est que ténèbres.
Passé ce titre, incontestablement le plus beau de cette rentrée d'hiver, le roman s'ouvre sur un vertige. Assis sur le banc d'une église, un homme revient à lui, amnésique. Il ignore où il est, d'où il vient : tout jusqu'à son nom. « Je suis peut-être simplement mort. C'est donc ainsi que ça arrive : le monde s'éteint, votre personne s'efface, puis on vous réveille dans une chapelle où le diable est assis quelques rangs derrière vous. » En guise de diable, un habitant du coin lui lance ces paroles étranges : « parfois, les questions sont la vie et la réponse la mort. » Prudent, l'homme se retient donc d'interroger celle qui le rejoint pour le conduire à l'hôtel tenu par sa sœur, Soley. Toutes deux semblent le connaître, comme elles connaissent le nom de cette femme gravé sur l'une des pierres tombales du cimetière, qui accompagne cette épitaphe : « Ton souvenir est lumière, et ton absence ténèbres. »
« La mort est l'impeccable immobile, pourtant, elle ne s'arrête jamais [...] Elle ne s'arrête jamais, sauf peut-être l'espace de quelques chansons, de quelques poèmes » ou d'une histoire de six cents pages qui se dévorent comme un chapitre. Du milieu du XIXe siècle à nos jours, les destinées prises dans ce récit tentaculaire se répondent au cœur de paysages changeants où chaque élément semble à sa place. Des paysages dont Aldis, la fille de la ville, tombe amoureuse malgré leur rigueur, après avoir croisé le regard d'Haraldur, « d'un bleu irréel ». Où un pasteur écrit des lettres au poète Hölderlin quand d'autres n'osent vivre leurs amours au grand jour. Tous ont hérité des regrets et des joies, des audaces et des actes manqués de leurs aînés, comme en écho au prélude du récit selon lequel « nous portons perpétuellement en nous le passé, continent invisible et mystérieux qui affleure parfois, quelque part entre le sommeil et la veille ». Tous ont dû faire face aux choix que l'existence place inévitablement sur le chemin. Et chacun d'eux, tout secondaire qu'il paraisse, délivre un message qui vient se loger au plus profond de nous. À travers cette fresque éblouissante, Jón Kalman Stefánsson témoigne une nouvelle fois de son exceptionnel talent de conteur. Imprégné par les mots de ses personnages, le lecteur tourne la dernière page avec en tête la même certitude que son héros amnésique : « la question Qui suis-je, cette interrogation vieille comme le monde, est désormais tellement immense qu'y répondre est pratiquement voué à l'échec. »
Ton absence n'est que ténèbres Traduit de l’islandais par Éric Boury
Grasset
Tirage: 15 000 ex.
Prix: 25 € ; 608 p.
ISBN: 9782246827993