Avant-critique Essai

Julie Neveux, "Le langage de l'amour" (Grasset) : Ferments d'un discours amoureux

Julie Neveux - Photo OLIVIER DION

Julie Neveux, "Le langage de l'amour" (Grasset) : Ferments d'un discours amoureux

Julie Neveux analyse la langue des amants au cours des différentes étapes de leur histoire à travers un essai-fiction délicieusement érudit.

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Par Sean Rose
Créé le 15.11.2022 à 09h00

L'amour, dit-on, rend aveugle. Et c'est muni d'un arc, les yeux bandés, que Cupidon est figuré. Car l'amour est aveugle, qui frappe sans distinction. Soit. Mais ses victimes, elles, dessillent le regard. Ainsi du chevalier des Grieux d'habitude peu attentif au genre de son interlocuteur. En voyant Manon, le jeune homme voit enfin : il s'éprend. Non seulement l'amour ouvre les yeux des amants, il délie leurs langues. De nature timide, le héros du roman de l'abbé Prévost devient éloquent. L'amour a ses mots. Aussi, cette rhétorique du cœur est ce dont Julie Neveux fait l'anatomie dans Le langage de l'amour : De la rencontre à la rupture, comment les mots révèlent nos sentiments. Linguiste, angliciste, femme de théâtre, l'autrice de cet essai-fiction avait déjà signé un malicieux Je parle comme je suis (Grasset, 2020), état des lieux du français tel qu'on le pratique dans la vraie vie. Ici elle analyse derechef la langue mais au prisme d'Éros en mettant en scène une rencontre entre Juliette, préparatrice en pharmacie au temps du Covid, et Roméo, journaliste en reportage sur les tests antigéniques. Juliette, qui n'était pas chargée des tests, se retrouve seule à manier les écouvillons pour cause de cas contact de sa patronne. Le ténébreux Roméo à l'accent méridional lui offre sa narine pour les besoins de son sujet télévisé et bientôt son cœur parce que... c'était écrit. Du hasard au destin, il n'y a qu'un pas surtout quand le désir s'en mêle. Si le fil conducteur est fictionnel, Le langage de l'amour est surtout une rigoureuse analyse des différentes étapes d'une romance - du non-dit ou si peu dit des commencements aux « Je t'aime » de la passion déclarée en passant par le tendre babil ou la scène de ménage.

L'idylle de Juliette Durand et Roméo Dupond est passée au tamis de l'experte ès discours amoureux. À l'instar de Barthes dans son fameux essai sur le parler de l'amour, Julie Neveux mêle érudition et psychologie fine. Elle convoque les classiques comme les contemporains, de Stendhal à Annie Ernaux, en passant par Racine, Flaubert ou Proust. Elle n'hésite pas à mêler à son propos les dialogues de films (les incontournables Baisers volés de Truffaut ou Scènes de la vie conjugale de Bergman ou le récent thriller As bestas de Rodrigo Sorogoyen) et les paroles de chansons (Gainsbourg, Barbara, Grand Corps Malade). La langue, si métaphorique soit-elle, trahit des usages bien incarnés, des cultures aux sensibilités diverses. La comparatiste note qu'en français ou en italien, l'expression « coup de foudre », colpo di fulmine, met en avant l'idée de violence soudaine, alors que l'anglais love at first sight révèle l'évidence qui crève les yeux. Des deux côtés de la Manche, on tombe d'accord sur le fait qu'être amoureux est surtout affaire de chute (to fall in love). Avec la fin du marivaudage, « faire l'amour » ne signifie plus courtiser.

Chez Julie Neveux, on goûte avec délices la plume sagace, qu'anime son insatiable curiosité intellectuelle, indissociable de son appétence pour la vie - le désir tel qu'il va, tel qu'il cause. L'amour est loquace. Il parle même lorsqu'il ne dit rien. Tourner sept fois sa langue dans sa bouche... Connaît pas. Celle de l'autre, alors. Le french kiss.

Julie Neveux
Le langage de l'amour
Grasset
Tirage: 6 000 ex.
Prix: 22,50 € ; 416 p.
ISBN: 9782246826965

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