Les mangas du maître de l'horreur Junji It? ont été largement publiés en France entre 2002 et 2015 par les éditions Tonkam puis Delcourt, mais ils sont très vite devenus indisponibles, certains exemplaires d'occasion atteignant même des prix délirants. Les rééditions cette année des chefs-d'œuvre Tomié (Mangetsu) et Gyo (Delcourt) ont donc été particulièrement bienvenues, d'autant qu'elles s'accompagnent de la publication d'œuvres inédites plus récentes, La déchéance d'un homme (Delcourt) et Sensor (Mangetsu), parus au Japon respectivement en 2017 et 2019. La déchéance d'un homme, dont paraît le deuxième volume (sur trois), est l'adaptation d'un livre d'Osamu Dazai, l'un des principaux représentants du watakushi sh?setsu ou roman du moi.
Très pessimiste, cette fable d'inspiration autobiographique ne pouvait que séduire Junji It? par sa noirceur désespérée. Le protagoniste, Yôzô Ôba, est un fils de bonne famille incapable d'être heureux. Aspirant artiste peintre, il n'a pas confiance en lui et gâche son talent. Sa vie l'étouffe mais il ne fait rien pour s'en sortir. Ses rapports avec les femmes sont compliqués et ses amitiés toxiques. Comme à son habitude, d'un trait parfait, Junji It? dessine des jeunes gens à la beauté époustouflante − même le décati Yôzô a un charme fou. Contraint par le scénario, il ne développe cependant pas un univers graphique macabre comme dans ses propres récits excepté dans les cauchemars de Yôzô où apparaissent des visages grotesques et déformés. Le reste du temps, les regards sont troubles et se font inquiétants, les sourires deviennent des rictus - on sent que tout peut très rapidement déraper. Les restrictions qu'It? s'impose et la profondeur du mal-être que l'on devine dans les interstices du quotidien rendent cette histoire sublimement angoissante.
Le mangaka laisse en revanche totalement libre cours à sa fantaisie lugubre dans Sensor. On y suit un journaliste sur les traces d'une mystérieuse jeune fille sortie vivante d'une éruption volcanique. Cette beauté aux cheveux d'or possède un don de clairvoyance, convoité par une sorte de secte à la recherche des « vérités cosmiques ». It? alterne les pages où il dépeint un Japon tranquille et coquet et des pages où les cieux et les corps se déchaînent. En jouant sur cette différence, il instille un sentiment de malaise dans un récit fou et débridé où de son propre aveu, « [les] personnages n'en font qu'à leur tête ».
Sensor Traduit du japonais par Anaïs Koechlin
Mangetsu
Tirage: 10 000 ex.
Prix: 14,90 € ; 240 p.
ISBN: 9782382811535