On ne l'attendait pas là. Karine Tuil, c'est une dizaine de romans dont on tourne les pages au rythme d'intrigues qui entrelacent les problématiques sociales et les questions politiques, qui mêlent les interrogations identitaires aux tensions communautaires. Affaires de procès pour viol, islamisme radical... Dans le chaudron de la société en ébullition, ce qu'il ressort au tamis des histoires de Tuil n'est jamais tout blanc ou tout noir, les points de vue sont multiples, chacun voit midi à sa porte, ou, au contraire, les personnages ébaubis par un trop-plein de réalités contradictoires se noient dans cette grisaille qui nous tient lieu de vérité. Les choses humaines (2019) et La décision (2022) continuaient de tisser cette œuvre à la fois généreuse (ses livres se dévorent comme des polars) et ambitieuse (c'est le roman comme miroir de la société, la fiction comme prisme du moi). En cette rentrée d'hiver, Karine Tuil signe Kaddish pour un amour, son premier recueil de poèmes. La femme qui pleure la fin d'une histoire chante son amour perdu avec un lyrisme ténu. Elle est frêle et forte. Le cœur est brisé, pas la voix. On l'entend qui invoque sans relâche l'amant en allé. Sans nom. Il est l'Innommable. Il est cette deuxième personne du singulier qui est à la fois l'Autre et l'Un. L'Unique - le « Tu » majuscule, comme on s'adresse à l'Éternel. Il n'est pas visible mais il est là - partout. Il semble caché mais c'est pour mieux se révéler - comme désir. Ce vide laissé par son départ sature l'espace de son Être. L'absence n'est que de la présence en creux - la chaude aura de l'absent au creux de la main, au creux des reins. « Me voici dans l'obscurité / De notre chambre / Toi en moi ».
La douleur est bordée, elle prend ici la forme du kaddish, la prière funéraire juive. Évoluant en boucles, la complainte est certes incantatoire, mais elle est contenue par le rite, une grammaire du deuil : la liturgie évite le pathos débridé. Les lettres hébraïques qui ponctuent ces pages sacralisent la parole de l'âme blessée et la mettent à distance d'une souffrance trop vive. Rien d'abstrait cependant, le vécu transpire des mots de la récitante : « Dévie-moi de ma route / Délie mon destin / Prends-moi / Immerge-moi / Dans l'eau dure ». Seul l'intime ouvre à l'universel. Avant d'écrire de la fiction, l'autrice de L'invention de nos vies écrivait déjà de la poésie. Cette idée de kaddish pour accompagner l'endeuillée d'une relation qui se termine l'avait longtemps habitée. Lectrice de Paul Celan ou de Marina Tsvetaïeva, comme d'Aragon et d'Éluard, Karine Tuil retourne à l'essence même de sa passion : les mots, les mots qui dansent et pleurent, les mots qui créent le monde... tel Dieu. Dieu qui, selon la kabbale, a créé l'univers par le retrait : l'Infini a laissé place à la finitude et au désir. Le désir de Lui, qui ne finit jamais.
Kaddish pour un amour
Gallimard
Tirage: 8 000 ex.
Prix: 14 € ; 128 p.
ISBN: 9782073000354