Un des pionniers de la littérature policière au Japon, Edogawa Ranpo (1894-1965), de son vrai nom Tar? Hirai, doit son pseudonyme à Edgar Allan Poe dont il était un grand admirateur. Alors que peu de ses romans et nouvelles ont été traduits en français, il fait aujourd'hui partie du patrimoine culturel japonais - un prix à son nom est même décerné au Japon depuis 1955. Puissante, souvent horrifique, parfois dérangeante et même transgressive, l'œuvre d'Edogawa Ranpo n'a pas manqué de séduire certains mangakas aux imaginaires et à la sensibilité proches. C'est le cas de Suehiro Maruo, maître du genre ero-guro (érotique gore) dont on a pu lire en France les adaptations de La chenille (Le Lézard Noir, 2010) et de L'île panorama (Casterman, 2010).
Aujourd'hui Le Lézard Noir, qui a déjà publié un recueil d'essais sur Ranpo (Edogawa Ranpo : les méandres du roman policier au Japon, 2019), s'attelle à la publication d'une anthologie de ses adaptations en manga. Ce premier volume comporte deux récits mis en images par des maîtres du gekiga (mangas pour adultes aux sujets sombres, créés à partir de la fin des années 1950), L'île panorama par Kazuo Kamimura (1940-1986) et Paysages de l'enfer par Jirô Kuwata (1935-2020). L'une et l'autre sont des histoires d'usurpation d'identité, de folie, de meurtres, se déroulant principalement en lieux clos, respectivement une île et dans un parc d'attractions. Mais chaque auteur propose une vision bien différente de la prose de Ranpo.
Contrastes
Kamimura (à qui l'on doit notamment le magnifique Lorsque nous vivions ensemble ou Lady Snowblood avec Kazuo Koike au scénario) s'empare avec une poésie glacée de cette terrible histoire où un homme prêt à tout utilise sa fortune mal acquise pour créer un paradis sur une île. Son trait élégant, son sens du cadrage exceptionnel, très cinématographique, donnent vie à un manga très graphique où la beauté et la sensualité le disputent à l'horreur. Chez Kuwata, qui durant sa carrière se tourna plus particulièrement vers la science-fiction et les superhéros (dont une adaptation de Batman), la noirceur est plus dense, plus frontale, parsemée de détails gore. Dans ce récit énergique, qui met en scène un inspecteur menant l'enquête dans un parc de loisirs aux attractions piégées, Kuwata joue sur le noir et blanc, sur le contraste entre des décors oppressants, très encrés, et des personnages graciles et impuissants face au sort qui les attend. Ces deux magnifiques interprétations de Ranpo se rejoignent en fin de compte dans leur capacité à créer des univers troubles et angoissants, et à captiver le lecteur.
Anthologie Ranpo Gekiga. Volume 1 Traduit du japonais par Miyako Slocombe
Le Lézard noir
Tirage: 2 000 ex.
Prix: 16 € ; 232 p.
ISBN: 9782353482221