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La confrontation des idées, une valeur en soi

Le Congrès américain. - Photo DR

La confrontation des idées, une valeur en soi

Alors que l'actualité internationale polarise les opinions et donne à voir l'expression délibérée d'invectives, dont souffrent même les plus prestigieuses institutions, le recours au débat et à la confrontation des différences devient plus que jamais nécessaire.

Séquence incroyable que cette élue républicaine de la Chambre de représentants, Elise Stefanik, fustigeant violemment, en audition publique, les présidentes d'Harvard, de l’Université de Pennsylvanie et du MIT, en leur demandant de démissionner pour ne pas avoir condamné l’antisémitisme, lors d’incidents entre pro et anti-palestiniens, au sein de leurs établissements. A priori, la cause était juste, car les images d’un étudiant juif bousculé par ses condisciples à Harvard ne pouvaient que susciter le dégoût, et la diatribe de l'élue, avec toutes les apparences de la moralité politique.

Dans un premier temps, d’ailleurs, je l’ai approuvée, compte tenu du pogrom du 7 octobre. Mais, dans un deuxième temps, en tant que bibliothécaire attaché à la liberté d’expression, j’ai ressenti, comme un grave abus de pouvoir, l’appel d’une élue, pourtant garante de la démocratie, à ignorer le premier amendement de la Constitution des États-Unis.

Pour la diversité et confrontation des points de vue

Je rejoins sans doute bien des acteurs de l’éducation, confrontés, au-delà de leurs convictions personnelles, à la grande diversité des points de vue. Et à la nécessité de préserver un espace public de confrontation des idées, même lorsque celle-ci s’accompagne de manifestations houleuses, comme ce fut bien souvent le cas, par le passé, sur les campus américains et français, qu’il se fût agi de la Guerre du Viêt Nam ou de la Palestine (déjà). Cette diversité conflictuelle est une réalité qu’il est vain de vouloir masquer par la censure, comme le préconisent, aux États-Unis, ces tenants de l’anti-wokisme qui veulent mettre au pas les universités et les bibliothèques.

Je reconnais que le défi est considérable et que le métier d’enseignant est devenu très difficile, voire dangereux. Mais, c’est précisément dans un contexte de violence au moment des guerres de religions que les fondements de l’État de droit, dont la liberté d’expression fait intimement partie, ont été élaborés. Peut-être avons-nous oublié cette violence originelle, et n’avons-nous gardé en mémoire que l’apaisement relatif auquel nous nous sommes benoîtement habitués dans cette région limitée du monde qu’est « l’Occident ». Peut-être n’avons-nous pas le courage intellectuel et moral de repenser et de renforcer ce précieux acquis, à l’aune d’un monde où le « Sud global » cherche légitimement à exister jusque dans notre proximité immédiate.

La liberté d'expression remise en question

Il n’est pas dit qu’Elise Stefanik - qui, après un parcours républicain classique, a rejoint les positions les plus complotistes de Trump jusqu’à contester l’élection de Biden - ait pour véritable credo la recherche de la vérité. D’ailleurs, les professeurs de Harvard ont massivement soutenu leur présidente, Claudine Gay, malgré des accusations exagérées de plagiat resservies pour l’occasion. Finalement, Claudine Gay, politologue d’origine haïtienne et spécialisée dans les questions de race et d’identité, a démissionné, comme son homologue de l’Université de Pennsylvanie. Elle était laminée par les attaques d’un camp conservateur qui s’est promis de combattre « la décadence dans les universités d’élite ».

En réalité, ce qui se joue surtout derrière les attaques récurrentes contre les universités, mais aussi les bibliothèques aux États-Unis, ce n’est pas le combat contre l’antisémitisme ou contre toute autre noble cause. C’est la remise en question de la liberté d’expression et de la diversité inclusive qu’elle implique.

Il est vrai que le contexte a bien changé. Comme le montre Yascha Mounk dans son dernier livre, Le piège de l’identité*, les grandes causes classiques telles que les droits civiques ou le refus de l’oppression économique - qui ont dominé le 20ᵉ siècle -, sont concurrencées par des revendications identitaires, émotionnelles, au risque d’enfermer les individus dans leurs atavismes biologiques ou culturels. Mais, l’anti-wokisme dont se revendique le camp d’Elise Stefanik n’est pas moins identitaire. Il s’inscrit dans la défense d’une identité, blanche, chrétienne, hétéro, pro-life... Il n’est donc pas le mieux placé pour mener honnêtement le combat universaliste contre l’antisémitisme, ou toute autre atteinte aux droits de l’homme.

L’universalisme ne nie pas la diversité des expériences humaines, mais il place au-dessus la capacité de chacun à faire fond sur ce qu’il a de commun avec les autres. À transcender sa tribu en somme. Cependant, cette capacité n’est pas innée. Elle demande à être construite dans le débat, et cultivée sans cesse par l’éducation. C’est pourquoi les attaques portées en ce moment contre les universités et toutes les institutions éducatives sont délétères. 

L'universalisme, remède à l'identitarisme ?

Il est vrai que le contexte actuel est bien différent de celui qui a vu naître, dans l’Europe des livres, les idées de liberté, de pensée et d’égalité. Le paradoxe dans lequel nous vivons est que l’effort - pourtant directement issu des Lumières -, de faire communiquer, par Internet, des personnes libres et d’augmenter, par l’intelligence artificielle, leurs capacités d’investigation, semble parfois conduire à son exact opposé. La défiance croissante à l’égard de toute vérité, la compétition des bulles cognitives sur les réseaux sociaux, les prophéties auto-réalisatrices de « sensitivity readers » - qui préemptent les attentes des lecteurs -, et tant d’autres effets du marketing cognitif, semblent contester des siècles de progrès dans l’usage d’une raison autonome et remettre en selle le règne des croyances.

L’universalisme est comme pris à son propre piège. Le cogito cartésien, dont étaient censées découler des idées claires et distinctes, universellement partageables, se retrouve piégé dans un chaos d’interactions, dont on se rend compte qu’elles le constituent plus qu’il ne les maîtrise. Par exemple, la lecture, longtemps perçue à travers le livre comme la mise en relation de deux expériences singulières, sous la contrainte des conditions universelles de la pensée, se découvre être, une fois numérisée, le vecteur d’un jeu d’influences sans fin et dont elle ne connaît pas les codes.

Par une sorte d’inversion des rôles, la recherche typiquement occidentale, galiléenne, d’une appréhension toujours plus juste de la réalité et d’un individu libéré de ses fantasmagories, semble déboucher sur le retour du refoulé culturel et sur une dépossession de soi-même. C’est dans ce champ de mines que les universités et toutes les institutions éducatives se retrouvent, ne sachant plus parfois s’il faut enseigner comme des évidences les nus du Cavalier d’Arpin** ou la théorie de l’évolution.

Vers une pensée collective

Gardons-nous cependant de céder au déclinisme. La situation actuelle n’est pas le retour à la barbarie. Elle est la suite logique d’une évolution vers un système d’interactions de plus en plus riche et intense qui, partie d’un idéal de souveraineté individuelle un peu abstrait, conduit à la coconstruction, sans chef de file véritable, d’une pensée collective dans laquelle chacun peut s’impliquer avec son expérience propre. Et ce quelle que soit sa place dans le spectre social et sur la carte du monde, n’en déplaise aux anti-woke.

Il n’est pas étonnant qu’au sein même du berceau de l’humanisme occidental, la perspective du pluralisme s’accompagne de mouvements de replis identitaires, religieux ou nationalistes, dont l’anti-wokisme fait partie. Raison de plus pour repenser l’héritage des Lumières à l’aune de la mondialisation. Alors que certains, comme Samuel Huntington***, ont préféré jeter l’éponge et renvoyer chaque « aire civilisationnelle » dans son périmètre, au nom d’une sorte de « chacun chez soi », d’autres ont relevé le défi de l’ouverture, comme l’indien Amartya Sen****.

Mais le chemin est encore largement à inventer. Il ne s’agit plus, comme à l’époque de L’Encyclopédie, de répertorier la diversité du monde d’un unique point de vue européanocentré, afin d’en tirer des règles générales de compréhension et de conduite. Il s’agit, à l'inverse, de permettre aux différentes expériences elles-mêmes de s’éprouver directement les unes, les autres et de générer ainsi un cadre commun d’échanges. Cette perspective s’inscrit toujours dans le droit fil des Lumières, car elle présuppose qu’il est possible de transcender les différences, non pas en les ramenant à une vérité préexistante (religieuse, ethnique ou autre) mais en leur permettant de se confronter. Cette confrontation est une valeur en soi. C’est l’une des missions premières de l’université et des bibliothèques. Ne l’oublions pas.
 

* Yascha Mounk, Le Piège de l’identité (Éditions de l’Observatoire, 2023).

** À propos de la récente polémique autour de la présentation, en classe de 6ᵉ, d’un tableau du Cavalier Arpin, Diane et Actéon, montrant des femmes nues.

*** Samuel Huntington, Le Choc des civilisations (Odile Jacob, 1997).

**** Amartya Sen, L’Idée de justice (Flammarion, 2010).

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