
S’il est un âge qui mérite bien son appellation, c’est ce moment de l’existence dit ingrat où, sous les assauts des hormones en ébullition et l’effet d’une conscience hypertrophiée du principe de réalité familial, l’adolescent a réduit son champ linguistique au seul vocable «non». Non à ses parents (des vieux cons), non à la vie autour (l’ennui), non à l’école (encore l’ennui), non aux vacances, surtout avec les parents (la honte). Mais si l’âge ingrat est ingrat, il l’est surtout pour celui ou celle qui le subit dans sa chair.
Le personnage principal du premier roman d’Emmanuelle Richard, La légèreté (une antiphrase, rien n’est moins léger que cette période-là), est une fille de 14 ans aux prises avec un corps qui change et des parents qui ne changeront pas. D’un côté, le sentiment d’être laide : la phobie des «araignées», ces poils qu’on ne maîtrise pas, et un tour de taille qui dépasse déjà de cinq centimètres le standard mannequin ; de l’autre, une mère intrusive qui la pousse à sympathiser avec des gens indifférents à elle et un père brave homme mais toujours prêt à s’écraser. Bref, rien ne va, ni ce milieu rurbain - des pavillons entre ville et campagne habités par la classe moyenne au-delà du périphérique -, ni sa poitrine trop plate, ni les garçons… il n’y en a pas. Quatorze ans, c’est l’âge ingrat mais pas bête. Loin de là. Ça n’arrête pas de cogiter, d’avoir mille idées qui s’entrechoquent à cent à l’heure. C’est la saison où vous êtes dépassé autant par votre physique que par la métaphysique. La clairvoyance aiguë de votre propre situation vous projette dans un abîme de questionnements. Et l’ennui de devenir angoisse : «Combien de temps avant d’avoir raté sa vie ?, se demande l’héroïne. Combien de temps avant d’être une vieille fille dont personne ne veut avant même d’avoir servi ?» Cette page vierge de vécu n’est pas, comme on se l’imagine rétrospectivement, une liberté, plutôt l’intuition d’un gâchis : «Tous ces possibles qui s’envolaient, s’envolent chaque seconde, qui s’égrènent aussi légèrement que le vent et les aigrettes des pissenlits à l’heure du printemps avant de s’accumuler dans les limbes, les limbes des regrets à venir et déjà votre vie est passée.»
Souvenirs d’enfance - une punaise des bois impitoyablement écrasée - et fantasmes - un manutentionnaire qui «devait avoir un visage bouleversant dans l’orgasme» -, l’héroïne tient un journal qui s’immisce entre les pages du récit du séjour en famille dans sa location aux Portes-en-Ré.
L’île de Ré est l’habitat estival du «bestiaire du bourgeois en animal, espace rare, inconnue, fantasmée». La jeune fille est cruelle topographe. Sur les paysages du désir plane l’ombre portée du suicide d’un garçon jeté du pont de Normandie. Emmanuelle Richard rend avec une formidable justesse cette hargne juvénile, pétrie de complexes, qui est à l’aune de la solitude extrême de l’adolescente.
Sean J. Rose