Société

La liberté d'expression est un garde-fou

La liberté d'expression est un garde-fou

Avec les outils numériques, l'époque n’est plus propice à la domination de quelques chefs de files de la pensée. Elle favorise, au contraire, une plus large implication de chacun.

La marche sur Rome n’a pas eu lieu dimanche 15 novembre à Washington. Les coups de menton de Donald Trump n’auront rejoué l’histoire que sur le mode de la tragi-comédie. Cela ne signifie pas que cette forme de populisme ait disparu. Mais, le déni de démocratie, c’est-à-dire le refus du jeu normal des procédures et des compromis raisonnables, a fait long feu. Ce qui était possible il y a un siècle, faute d’une information contradictoire et largement partagée, ne l’est plus aujourd’hui. On peut même se demander si les atermoiements délétères de l’affaire Dreyfus et de ses fake news seraient encore tenables, plutôt que d’être rapidement tués dans l’œuf sous le feu des vérifications croisées.
 
Il en va de même des folies qui entourent la Covid 19. Le documentaire complotiste Hold-up a rencontré un succès qui n’a d’égal que la rapidité avec laquelle nombre de ses protagonistes ont quitté le navire dès qu’ils ont dû affronter l’épreuve de l’opinion. C’est le cas, par exemple, d’une sociologue qui pensait peut-être que ses rapprochements hasardeux entre le nazisme et les industries pharmaceutiques d’aujourd’hui passeraient comme une lettre à la poste. Les temps sont durs pour les mystificateurs : ils tombent d’autant plus haut qu’ils s’exposent au grand jour des média.
 
Grand jeu de la pensée collective

Il est de bon ton d’accuser Internet d’être responsable des supposés ravages de la post-vérité. Il n’est pas sûr, cependant, que l’époque où les vérités du Café de Flore l’emportaient sur celles du Café du Commerce ait été moins riche en aveuglements. Le fait que les idées aient infusé dans la communauté des intellectuels avant de se retrouver statufiées dans les livres n’en garantissaient pas l’absolue pertinence. Ce processus de raffinage a montré ses limites. Il n’a pas empêché le populisme d’émailler le 20ème siècle de ses turpitudes. A présent, heureusement, c’est presque l’ensemble de la société qui participe en temps réel au grand jeu de la pensée collective. Cette évolution peut produire une impression de régression et de chaos, mais elle force aussi les idées courtes à ne briller un moment que comme des pétards mouillés. Elle est plutôt un gage de maturité.
 
C’est dans un tel contexte que se repose la question de la liberté d’expression. La tentation est forte, surtout lorsqu’on a surévalué les vertus du passé, de jeter le bébé avec l’eau du bain au prétexte d’une manipulation généralisée des esprits par les algorithmes, les bulles d’opinions et les pirates du web. On en arrive à prôner le contrôle a priori des échanges d’idées, à grand renfort de règlements vétilleux et… d’algorithmes. Mais, l’automatisation de la vérité et de la morale est un fantasme qui découle d’une très mauvaise compréhension de notre héritage culturel. Les théories de Locke et de Kant déposées dans les livres ne sont pas des recettes de vérité qu’il suffirait d’introduire dans la machine juridico-numérique. Elles furent elles-mêmes le fruit d’âpres controverses qu’il nous faut affronter à nouveau et accepter malgré leurs violences et leurs dérives. 

Démocratisation fulgurante
 
Le défi principal est la dimension performative du web. Chaque mot, à peine pensé, à peine émis, y acquiert la force d’un acte ou suscite le passage à l’acte, comme on a pu le voir avec la décapitation de Samuel Paty. Certes, cette dimension performative n’a jamais été absente de la culture de l’écrit qui a toujours été un moyen de communication et d’action. Mais, avec le web, tous les paramètres de la communication écrite se trouvent comprimés au bénéfice d’une relation immédiate, sans aucune barrière temporelle, psychologique ou juridique. Il n’est pas jusqu’à la séparation entre la liberté de pensée dans son for intérieur et celle de s’exprimer qui ne se trouve mise en question tant la pensée la plus intime se révèle plus que jamais partie prenante d’un réseau d’interactions qui l’excède. Que serait, en effet, une pensée personnelle qui ne pourrait pas se frotter à l’expression publique ? C’est donc bien la souveraineté de l’individu démocratique à l’âge du numérique qu’il nous faut réinventer sans en détruire le vecteur, la liberté d’expression.
 
Dans un récent entretien avec Alain Finkielkraut*, Régis Debray reconnaissait de façon quelque peu désabusée que le travail des intellectuels était devenu trop « fatiguant ». En effet, l’âge d’or où quelques plumes acérées pouvaient tailler à la serpe des vérités prêtes à l’emploi est révolu. En cause, la démocratisation fulgurante des outils d’expression et l’intellectualisation croissante de larges pans de la société qui rendent notre univers mental infiniment plus mobile et paradoxal qu’auparavant. Cette situation n’est plus propice à la domination de quelques chefs de files de la pensée. Elle favorise, au contraire, une plus large implication de chacun. Elle nous incite à construire tout en marchant les voies sinueuses et sans itinéraires prédéterminés de la raison commune. A condition, bien sûr, que la liberté de s’exprimer soit garantie et non découragée d’emblée par des a priori. Garantir et réguler l’ouverture du débat public, élaborer des codes de bonne conduite, sévir rapidement contre les excès, mais ne pas tomber dans une police de la pensée, telle devrait être la feuille de route des démocraties cognitives.
 
A cet égard, je le répète, l’expérience des bibliothèques publiques est précieuse. Elle nous a appris à combiner liberté absolue et vivre ensemble. C’est à sa transposition dans l’ordre numérique qu’il faut travailler. 

* Répliques. France Culture, samedi 14 novembre 2020
 
 
 
 
 

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