A quelles conditions un romancier peut-il s'emparer d'un personnage historique ? Cet éternel débat, qui voit régulièrement s'affronter écrivains et historiens, est relancé par les violentes attaques de Claude Lanzmann, réalisateur de Shoah, à l'encontre de Yannick Haenel, auteur de Jan Karski (Gallimard, 2009, prix du roman Fnac, prix Interallié).
Dans l'hebdomadaire Marianne paru le 23 janvier, le cinéaste accuse en effet le romancier de s'être livré à “un truquage de l'homme” et à “une falsification de l'histoire”.
Témoin-clé du film Shoah, Jan Karski (1914-2000) est ce résistant polonais qui a tenté d'alerter les gouvernements occidentaux sur le sort réservé aux juifs par le régime nazi.
Cinq pages de réquisitoire
Alors que Claude Lanzmann diffusera sur Arte en mars un documentaire intitulé Le rapport Karski, il publie cinq pages de réquisitoire contre l'écrivain.
“Yannick Haenel est sans doute trop jeune pour savoir que le plus grand des hommes peut avoir plusieurs visages, être double ou triple ou plus encore et son Karski inventé est tristement linéaire, emphatique donc, et finalement faux de part en part. Les scènes qu'il imagine, les paroles et pensées qu'il prête à des personnages historiques réels et à Karski lui-même sont si éloignées de toute vérité - il suffit de comparer le récit de Karski à ses élucubrations - qu'on reste stupéfait devant un tel culot idéologique, une telle désinvolture, une telle faiblesse d'intelligence”, écrit-il notamment.
C'est aussi par voie de presse que Yannick Haenel répond à son détracteur. Dans une tribune lapidaire publiée dans Le Monde du 26 janvier, “Le recours à la fiction n'est pas seulement un droit, il est nécessaire”, il accuse le réalisateur de se livrer à ces attaques pour les besoins de sa “publicité”.
“En exhibant bientôt, comme il l'annonce, une partie de ses rushes, Lanzmann va, dit-il, “ rétablir la vérité ”: “ On saura ce que Karski et Roosevelt se sont vraiment dit ! ” Ce qu'ils se sont “vraiment dit ”? Vraiment vrai de vrai ? Les croyances de Lanzmann pourraient simplement sembler rigides, mais le mot de “vérité” sonne ici comme une sentence dans la bouche d'un procureur. Contrairement à ce tribunal de l'Histoire d'où parle Lanzmann, la littérature est un espace libre où la “vérité” n'existe pas, où les incertitudes, les ambiguïtés, les métamorphoses tissent un univers dont le sens n'est jamais fermé”, écrit-il.
Fin février, Robert Laffont rééditera Mon témoignage devant le monde, le livre que Jan Karski lui-même avait écrit en 1944.